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étoit séparée de la mythologie'. Un dieu montoit sur son char, un prêtre offroit un sacrifice; mais ni le dieu ni le prêtre n'enseignoient ce que c'est que l'homme, d'où il vient, où il va, quels sont ses penchants, ses vices, ses fins dans cette vie, ses fins dans l'autre.

Dans le christianisme, au contraire, la religion et la morale sont une seule et même chose. L'Écriture nous apprend notre origine, nous instruit de notre nature; les mystères chrétiens nous regardent c'est nous qu'on voit de toutes parts; c'est pour nous que le Fils de Dieu s'est immolé. Depuis Moïse jusqu'à Jésus-Christ, depuis les Apôtres jusqu'aux derniers Pères de l'Église, tout offre le tableau de l'homme intérieur, tout tend à dissiper la nuit qui le couvre et c'est un des caractères distinctifs du christianisme d'avoir toujours mêlé l'homme à Dieu, tandis que les fausses religions ont séparé le Créateur de la créature.

Voilà donc un avantage incalculable que les poëtes auroient dû remarquer dans la religion chrétienne, au lieu de s'obstiner à la décrier. Car, si elle est aussi belle que le polythéisme dans le merveilleux ou dans les rapports des choses surnaturelles, comme nous essaierons de le montrer dans la suite, elle a de plus une partie dramatique et morale que le polythéisme n'avoit pas.

Appuyons cette vérité sur des exemples, faisons des rapprochements qui servent à nous attacher à

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la religion de nos pères par les charmes du plus divin de tous les arts.

Nous commencerons l'étude des caractères naturels par celui des époux, et nous opposerons à l'amour conjugal d'Ève et d'Adam l'amour conjugal d'Ulysse et de Pénélope. On ne nous accusera pas de choisir exprès des sujets médiocres dans l'antiquité pour faire briller les sujets chrétiens.

CHAPITRE II.

SUITE DES Époux.

ULYSSE ET PENELOPE.

Les princes ayant été tués par Ulysse, Euryclée va réveiller Pénélope, qui refuse long-temps de croire les merveilles que sa nourrice lui raconte. Cependant elle se lève; et, descendant les degrés, elle franchit le seuil de pierre, et va s'asseoir à la lueur du feu, en face d'Ulysse, qui étoit luimême assis au pied d'une colonne, les yeux baissés, attendant ce que lui diroit son épouse. Mais elle demeuroit muette, et l'étonnement avoit saisi son cœur 1

Télémaque accuse sa mère de froideur; Ulysse sourit et excuse Pénélope. La princesse doute encore; et, pour éprouver son époux, elle ordonne

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de préparer la couche d'Ulysse hors de la chambre nuptiale. Aussitôt le héros s'écrie: « Qui donc a déplacé ma couche?..... N'est-elle plus attachée au tronc de l'olivier autour duquel j'avois moi-même báti une salle dans ma cour, etc. »

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Il dit, et soudain le cœur et les genoux de Pénélope lui manquent à la fois; elle reconnoît Ulysse à cette marque certaine. Bientôt, courant à lui tout en larmes, elle suspend ses bras au cou de son époux; elle baise sa tête sacrée; elle s'écrie : « Ne sois point irrité, toi qui fus toujours le plus prudent des hommes! . . . Ne sois point irrité, ne t'indigne point, si j'ai hésité à me jeter dans tes bras. Mon cœur frémissoit de crainte qu'un étranger ne vint surprendre ma foi par des paroles trompeuses.

Mais à présent j'ai une preuve manifeste de toi-même, par ce que tu viens de dire de notre couche: aucun autre homme que toi ne l'a visitée : elle n'est connue que de nous deux et d'une seule esclave, Actoris, que mon père me donna lorsque je vins en Ithaque, et qui garde les portes de notre chambre nuptiale. Tu rends la confiance à ce cœur devenu défiant par le chagrin. »

Elle dit; et Ulysse, pressé du besoin de verser des larmes, pleure sur cette chaste et prudente épouse, en la serrant contre son cœur. Comme des matelots contemplent la terre désirée, lorsque Neptune a brisé. leur rapide vaisseau, jouet des vents et des vagues

'Odyss., lib. XXIII.

immenses; un petit nombre, flottant sur l'antique mer, gagne la terre à la nage, et tout couvert d'une écume salée, aborde, plein de joie, sur les grèves, en échappant à la mort: ainsi Pénélope attache ses regards charmés sur Ulysse; elle ne peut arracher ses beaux bras du cou du héros ; et l'Aurore aux doigts de rose auroit vu les larmes de ces époux, si Minerve n'eût retenu le soleil dans la mer.

Cependant Eurynome, un flambeau à la main, précédant les pas d'Ulysse et de Pénélope, les conduit à la chambre nuptiale..

Les deux époux, après s'être livrés aux premiers transports de leur tendresse, s'enchantèrent par le récit mutuel de leurs peines.

Ulysse achevoit à peine les derniers mots de son histoire, qu'un sommeil bienfaisant se glissa dans ses membres fatigués, et vint suspendre les soucis de son âme 1.

'Madame Dacier a trop altéré ce morceau. Elle paraphrase des vers tels que ceux-ci :

Ως φάτο; τῆς δ' αὐτοῦ λύτο γούνατα καὶ φίλον ἦτορ, etc.

A ces mots, la reine tomba presque évanouie; les genoux et le cœur lui manquent à la fois, elle ne doute plus que ce ne soit son cher Ulysse. Enfin, revenue de sa foiblesse, elle court à lui le visage baigné de pleurs, et l'embrassant avec toutes les marques d'une véritable tendresse, etc. Elle ajoute des choses dont il n'y a pas un mot dans le texte; enfin elle supprime quelquefois les idées d'Homère, et les remplace par ses propres idées, et c'est ainsi qu'elle change ces vers charmants :

Τὼ δ ̓ ἐπεὶ οὖν φιλότητος ἐταρκήτην ἐρατεινῆς,
Τερπέσθην μύθοισι πρὸς ἀλλήλους ἐνέποντε.

Elle dit: Ulysse et Pénélope, à qui le plaisir de se retrouver ensemble après une si longue absence, tenoit lieu de sommeil, se racontèrent réci

Cette reconnoissance d'Ulysse et de Pénélope est peut-être une des plus belles compositions du génie antique. Pénélope assise en silence, Ulysse immobile au pied d'une colonne, la scène éclairée à la flamme du foyer: voilà d'abord un tableau tout fait pour un peintre, et où la grandeur égale la simplicité du dessin. Et comment se fera la reconnoissance? par une circonstance rappelée du lit nuptial! C'est encore une autre merveille que ce lit fait de la main d'un roi sur le tronc d'un olivier, arbre de paix et de sagesse, digne d'être le fondement de cette couche qu'aucun autre homme qu’Ulysse n'a visitée. Les transports qui suivent la reconnoissance des deux époux; cette comparaison si touchante d'une veuve qui retrouve son époux, à un matelot qui découvre la terre au moment du

proquement leurs peines. Mais ces fautes, si ce sont des fautes, ne conduisent qu'à des réflexions qui nous remplissent de plus en plus d'une profonde estime pour ces laborieux hellénistes du siècle des Lefebvre et des Pétau. Madame Dacier a tant de peur de faire injure à Homère, que si le vers implique plusieurs sens renfermés dans le sens principal, elle retourne, commente, paraphrase, jusqu'à ce qu'elle ait épuisé le mot grec, à peu près comme dans un dictionnaire on donne toutes les acceptions dans lesquelles un mot peut être pris. Les autres défauts de la traduction de cette savante dame tiennent pareillement à une loyauté d'esprit, à une candeur de mœurs, à une sorte de simplicité particulière à ces temps de notre littérature. Ainsi, trouvant qu'Ulysse reçoit trop froidement les caresses de Pénélope, elle ajoute, avec une grande naïveté, qu'il répondoit à ces marques d'amour avec toutes les marques de la plus grande tendresse. Il faut admirer de telles infidélités. S'il fut jamais un siècle propre à fournir des traducteurs d'Homère, c'étoit sans doute celui-là, où non seulement l'esprit et le goût, mais encore le cœur, étoient antiques, et où les mœurs de l'âge d'or ne s'altéroient point en passant par l'âme de leurs interprètes.

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