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Tels deux fougueux taureaux 1, de jalousie épris,
Auprès d'une génisse au front large et superbe,
Oubliant tous les jours le pâturage et l'herbe,
A l'aspect l'un de l'autre embrasés, furieux,
Déjà, le front baissé, se menacent des yeux.
Mais Évrard, en passant coudoyé par Boirude,
Ne sait point contenir son aigre inquiétude :
Il entre chez Barbin, et, d'un bras irrité,
Saisissant du Cyrus un volume écarté,
Il lance au sacristain le tome épouvantable.
Boirude fuit le coup: le volume effroyable
Lui rase le visage et, droit dans l'estomac,
Va frapper en sifflant l'infortuné Sidrac :

Le vieillard, accablé de l'horrible Artamène 2,
Tombe aux pieds du prélat, sans pouls et sans haleine.
Sa troupe le croit mort, et chacun empressé
Se croit frappé du coup dont il le voit blessé.
Aussitôt contre Évrard vingt champions s'élancent ;

Pour soutenir leur choc les chanoines s'avancent.
La Discorde triomphe et du combat fatal
Par un cri donne en l'air l'effroyable signal.

5

Chez le libraire absent tout entre, tout se mêle,
Les livres sur Évrard fondent comme la grêle,
Qui, dans un grand jardin, à coups impétueux,
Abat l'honneur naissant des rameaux fructueux.
Chacun s'arme au hasard du livre qu'il rencontre :
L'un tient le Noeud d'amour 3, l'autre en saisit la Montre *.
L'un prend le seul Jonas qu'on ait vu relié :
L'autre, un Tasse français 6, en naissant oublié.
L'élève de Barbin, commis à la boutique,
Veut en vain s'opposer à leur fureur gothique :
Les volumes, sans choix à la tête jetés,
Sur le perron poudreux volent de tous côtés.
Là, près d'un Guarini 7, Térence tombe à terre ;
Là, Xénophon dans l'air heurte contre un La Serre.
Oh! que d'écrits obscurs, de livres ignorés,
Furent en ce grand jour de la poudre tirés !
Vous en fûtes tirés, Almerinde et Simandre 8,
Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre 9,
Dans ton repos, dit-on, saisi par Gaillerbois 10,
Tu vis le jour alors pour la première fois.
Chaque coup sur la chair laisse une meurtrissure;

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I. Virgile, Géorg., livre III, vers 215 (Boileau). 2. Artamène ou le Grand Cyrus, roman de Mlle Scudéri (B.). 3. Poème de Régnier-Desmarais. 4. Poème de Bonnecorse. 5. Poème de Coras. 6. Traduction par Michel Le Clerc des cinq premiers chants de la Jérusalem délivrée. - 7. Giovanni Battista Guarini (1537-1612), auteur du Pastor fido. 8. Almerinde et Simandre, traduction d'un roman italien de Luca Assarino (mort en 1672). · 9. Roman italien de Jean-Ambroise Marini (1594-1650), (qu'il ne faut pas confondre avec l'auteur de l'Adone), traduit par Scudéri. 10. Pierre Tardieu, sieur de Gaillerbois, chanoine de la Sainte Chapelle, frère du lieutenant criminel Tardieu dont il est question dans la satire X.

-

Déjà plus d'un guerrier se plaint d'une blessure.
D'un Le Vayer 1 épais Giraut est renversé ;
Marineau, d'un Brébeuf 2 à l'épaule blessé,
En sent par tout le bras une douleur amère,
Et maudit la Pharsale aux provinces si chère.
D'un Pinchène 3 in-quarto Dodillon 4 étourdi
A longtemps le teint pâle et le cœur affadi.
Au plus fort du combat le chapelain Garagne,
Vers le sommet du front atteint d'un Charlemagne
(Des vers de ce poème effet prodigieux !),
Tout prêt à s'endormir, bâille et ferme les yeux.
A plus d'un combattant la Clélie est fatale.
Girou dix fois par elle éclate et se signale.
Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri 7.
Ce guerrier, dans l'Église aux querelles nourri,
Est robuste de corps, terrible de visage,
Et de l'eau dans son vin n'a jamais su l'usage.
Il terrasse lui seul et Guibert et Grasset,
Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset,
Et Gerbais l'agréable, et Guérin 8 l'insipide.

5

Des chantres désormais la brigade timide
S'écarte, et du palais regagne les chemins.
Telle, à l'aspect d'un loup, terreur des champs voisins,
Fuit d'agneaux effrayés une troupe bêlante;
Ou tels devant Achille, aux campagnes du Xanthe,
Les Troyens se sauvaient à l'abri de leurs tours :
Quand Brontin à Boirude adresse ce discours :
<«< Illustre porte-croix, par qui notre bannière
N'a jamais en marchant fait un pas en arrière,
Un chanoine lui seul triomphant du prélat
Du rochet à nos yeux ternira-t-il l'éclat ?
Non, non pour te couvrir de sa main redoutable,
Accepte de mon corps l'épaisseur favorable.
Viens, et, sous ce rempart, à ce guerrier hautain
Fais voler ce Quinault qui me reste à la main. »
A ces mots, il lui tend le doux et tendre ouvrage :
Le sacristain, bouillant de zèle et de courage,

Le prend, se cache, approche, et, droit entre les yeux,
Frappe du noble écrit l'athlète audacieux ;

Mais c'est pour l'ébranler une faible tempête,
Le livre sans vigueur mollit contre sa tête.

Le chanoine les voit; de colère embrasé :

« Attendez, leur dit-il, couple lâche et rusé,

Et jugez si ma main, aux grands exploits novice,

1. François de La Mothe Le Vayer (1588-1672), philosophe sceptique. 2. Georges Brébeuf (1617-1661), traducteur de la Pharsale. 3. Etienne Martin de Pinchesne (1616-1680), neveu de Voiture, dont il publia les œuvres, auteur des Poésies héroïques, des Amours et poésies chrétiennes 4. Dodillon, chantre de la Sainte-Chapelle. - 5. Poème de Louis le Laboureur. 6. Roman de Mlle Scudéri en dix volumes. 7. Le Febvre, conseiller clerc. - 8. Tous ces noms sont de fantaisie. Enumération avec allitération imitée des chansons de geste.

Lance à mes ennemis un livre qui mollisse. »
A ces mots il saisit un vieil Infortiat 1,
Grossi des visions d'Accurse 2 et d'Alciat 3,
Inutile ramas de gothique écriture,

Dont quatre ais mal unis formaient la couverture,
Entourée à demi d'un vieux parchemin noir,
Où pendait à trois clous un reste de fermoir.
Sur l'ais qui le soutient auprès d'un Avicenne 4,
Deux des plus forts mortels l'ébranleraient à peine :
Le chanoine pourtant l'enlève sans effort
Et, sur le couple pâle et déjà demi-mort,
Fait tomber à deux mains l'effroyable tonnerre.
Les guerriers, de ce coup, vont mesurer la terre,
Et, du bois et des clous meurtris et déchirés,
Longtemps, loin du perron, roulent sur les degrés.
Au spectacle étonnant de leur chute imprévue,
Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue.
Il maudit dans son cœur le démon des combats,
Et de l'horreur du coup il recule six pas.
Mais bientôt rappelant son antique prouesse,
Il tire du manteau sa dextre vengeresse ;
Il part, et, de ses doigts saintement allongés,
Bénit tous les passants, en deux files rangés.
Il sait que l'ennemi, que ce coup va surprendre,
Désormais sur ses pieds ne l'oserait attendre,
Et déjà voit pour lui tout le peuple en courroux
Crier aux combattants : « Profanes, à genoux ! »
Le chantre, qui de loin voit approcher l'orage,
Dans son cœur éperdu cherche en vain du courage.
Sa fierté l'abandonne, il tremble, il cède, il fuit.
Le long des sacrés murs sa brigade le suit :

Tout s'écarte à l'instant; mais aucun n'en réchappe ;
Partout le doigt vainqueur les suit et les rattrape.
Évrard seul, en un coin prudemment retiré,

Se croyait à couvert de l'insulte 5 sacré ;

Mais le prélat vers lui fait une marche adroite :

Il l'observe de l'œil; et, tirant vers la droite,

Tout d'un coup tourne à gauche et d'un bras fortuné
Bénit subitement le guerrier consterné.

Le chanoine, surpris de la foudre mortelle,
Se dresse et lève en vain une tête rebelle;
Sur ses genoux tremblants il tombe à cet aspect
Et donne à la frayeur ce qu'il doit au respect.
Dans le temple aussitôt le prélat plein de gloire
Va goûter les doux fruits de sa sainte victoire :
Et de leur vain projet les chanoines punis

S'en retournent chez eux éperdus et bénis.

1. Seconde partie du Digeste. 2. Francesco Accorso (1182-1260), glossateur du Droit romain. 3. André Alciat (1492-1550), jurisconsulte italien. 4. Philosophe et médecin arabe (980-1037). — 5. Le plus souvent masculin au XVIIe siècle.

CHANT VI (1683)

TANDIS que tout conspire à la guerre sacrée,
La Piété sincère, aux Alpes retirée 1,

Du fond de son désert entend les tristes cris
De ses sujets cachés dans les murs de Paris.
Elle quitte à l'instant sa retraite divine:
La Foi, d'un pas certain, devant elle chemine;
L'Espérance au front gai l'appuie et la conduit ;
Et, la bourse à la main, la Charité la suit.
Vers Paris elle vole, et, d'une audace sainte,
Vient aux pieds de Thémis proférer cette plainte :
<< Vierge, effroi des méchants, appui de mes autels,
Qui, la balance en main, règles tous les mortels,
Ne viendrai-je jamais en tes bras salutaires
Que pousser des soupirs et pleurer mes misères ?
Ce n'est donc pas assez qu'au mépris de tes lois
L'Hypocrisie ait pris et mon nom et ma voix ;
Que, sous ce nom sacré, partout ses mains avares
Cherchent à me ravir crosses, mitres, tiares!
Faudra-t-il voir encor cent monstres furieux

Ravager mes États usurpés à tes yeux ?

Dans les temps orageux de mon naissant empire,
Au sortir du baptême on courait au martyre.
Chacun, plein de mon nom, ne respirait que moi :
Le fidèle attentif aux règles de sa loi,

Fuyant des vanités la dangereuse amorce,

Aux honneurs appelé, n'y montait que par force.
Ces cœurs, que les bourreaux ne faisaient point frémir,
A l'offre d'une mitre étaient prêts à gémir;
Et, sans peur des travaux, sur mes traces divines
Couraient chercher le ciel au travers des épines.
Mais, depuis que l'Église eut, aux yeux des mortels,
De son sang en tous lieux cimenté ses autels,
Le calme dangereux succédant aux orages,
Une lâche tiédeur s'empara des courages,
De leur zèle brûlant l'ardeur se ralentit ;
Sous le joug des péchés leur foi s'appesantit.
Le moine secoua le cilice et la haire;
Le chanoine indolent apprit à ne rien faire;
Le prélat, par la brigue aux honneurs parvenu,
Ne sut plus qu'abuser d'un ample revenu,
Et, pour toutes vertus fit au dos d'un carrosse,
A côté d'une mitre armorier sa crosse.
L'Ambition partout chassa l'Humilité ;
Dans la crasse du froc logea la Vanité.
Alors de tous les cœurs l'union fut détruite.

1. La grande Chartreuse est dans les Alpes (Boileau).

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