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Souffrirez-vous toujours qu'un orgueilleux m'outrage;
Que le chantre à vos yeux détruise votre ouvrage,
Usurpe tous mes droits et, s'égalant à moi,
Donne à votre lutrin et le ton et la loi ?

Ce matin même encor, ce n'est point un mensonge,
Une divinité me l'a fait voir en songe;

L'insolent, s'emparant du fruit de mes travaux,

A prononcé pour moi le Benedicat vos !

Oui, pour mieux m'égorger, il prend mes propres armes. »
Le prélat à ces mots verse un torrent de larmes.
Il veut, mais vainement, poursuivre son discours :
Ses sanglots redoublés en arrêtent le cours.
Le zélé Gilotin, qui prend part à sa gloire,
Pour lui rendre la voix fait rapporter à boire ;
Quand Sidrac 1, à qui l'âge allonge le chemin,
Arrive dans la chambre un bâton à la main.
Ce vieillard dans le chœur a déjà vu quatre âges :
Il sait de tous les temps les différents usages :
Et son rare savoir, de simple marguillier 2,
L'éleva par degrés au rang de chevecier 3.
A l'aspect du prélat qui tombe en défaillance,
Il devine son mal, il se ride, il s'avance;

Et d'un ton paternel réprimant ses douleurs :

<< Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs,
Prélat, et, pour sauver tes droits et ton empire,
Écoute seulement ce que le ciel m'inspire.

Vers cet endroit du chœur où le chantre orgueilleux
Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux,
Sur ce rang d'ais serrés qui forment sa clôture
Fut jadis un lutrin d'inégale structure,

Dont les flancs élargis, de leur vaste contour
Ombrageaient pleinement tous les lieux d'alentour.
Derrière ce lutrin, ainsi qu'au fond d'un antre,
A peine sur son banc on discernait le chantre,
Tandis qu'à l'autre banc le prélat radieux,
Découvert au grand jour, attirait tous les yeux.
Mais un démon, fatal à cette ample machine,
Soit qu'une main la nuit eût hâté sa ruine,
Soit qu'ainsi de tout temps l'ordonnât le destin,
Fit tomber à nos yeux le pupitre un matin.
J'eus beau prendre le ciel et le chantre à partie,
Il fallut l'emporter dans notre sacristie,
Où depuis trente hivers, sans gloire enseveli,
Il languit tout poudreux dans un honteux oubli.
Entends-moi donc, prélat. Dès que l'ombre tranquille
Viendra d'un crêpe noir envelopper la ville,

Il faut que trois de nous, sans tumulte et sans bruit,
Partent à la faveur de la naissante nuit,

1. Sidrac est un vrai nom d'un vieux chapelain clerc de la Sainte Chapelle (lettre de l'abbé Boileau à Brossette). - 2. C'est celui qui a soin des reliques (Boileau). 3. C'est celui qui a soin des chapes et de la cire (B.).

1

Et, du lutrin rompu réunissant la masse,
Aillent d'un zèle adroit le remettre en sa place.
Si le chantre demain ose le renverser,
Alors de cent arrêts tu le peux terrasser.
Pour soutenir tes droits, que le ciel autorise,
Abîme tout plutôt ; c'est l'esprit de l'Église.
C'est par là qu'un prélat signale sa vigueur.
Ne borne pas ta gloire à prier dans un chœur :
Ces vertus dans Aleth 1 peuvent être en usage:
Mais dans Paris plaidons : c'est là notre partage.
Tes bénédictions dans le trouble croissant,
Tu pourras les répandre et par vingt et par cent;
Et, pour braver le chantre en son orgueil extrême,
Les répandre à ses yeux, et le bénir lui-même. »
Ce discours aussitôt frappe tous les esprits :
Et le prélat charmé l'approuve par des cris.
Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse
Les trois que Dieu destine à ce pieux office :
Mais chacun prétend part à cet illustre emploi.
« Le sort, dit le prélat, vous servira de loi 2:
Que l'on tire au billet ceux que l'on doit élire. »
Il dit : on obéit, on se presse d'écrire.
Aussitôt trente noms, sur le papier tracés,
Sont au fond d'un bonnet par billets entassés.
Pour tirer ces billets avec moins d'artifice,
Guillaume, enfant de chœur, prête sa main novice.
Son front nouveau tondu, symbole de candeur,
Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.
Cependant le prélat, l'œil au ciel, la main nue,
Bénit trois fois les noms, et trois fois les remue.
Il tourne le bonnet : l'enfant tire ; et Brontin 3
Est le premier des noms qu'apporte le destin.
Le prélat en conçoit un favorable augure,

Et ce nom dans la troupe excite un doux murmure.
On se tait; et bientôt on voit paraître au jour
Le nom, le fameux nom du perruquier l'Amour 4.
Ce nouvel Adonis, à la blonde crinière,

Est l'unique souci d'Anne sa perruquière.

Ils s'adorent l'un l'autre ; et ce couple charmant
S'unit longtemps, dit-on, avant le sacrement ;

Mais, depuis trois moissons, à leur saint assemblage,
L'official a joint le nom de mariage.

Ce perruquier superbe est l'effroi du quartier,

Et son courage est peint sur son visage altier.

Un des noms reste encore, et le prélat par grâce
Une dernière fois les brouille et les ressasse.

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3. De son

1. Nicolas Pavillon (1597-1677), évêque d'Aleth et janséniste, était fameux par sa piété. — 2. Homère, Iliade, livre VII, vers 171 (Boileau). vrai nom Frontin, sous-marguillier de la Sainte Chapelle. 4. Didier l'Amour ou Delamour, qui logeait dans la cour du palais.

Chacun croit que son nom est le dernier des trois.
Mais que ne dis-tu point, ô puissant porte-croix,
Boirude 1, sacristain, cher appui de ton maître,
Lorsqu'aux yeux du prélat tù vis ton nom paraître !
On dit que ton front jaune, et ton teint sans couleur,
Perdit en ce moment son antique pâleur;

Et que ton corps goutteux, plein d'une ardeur guerrière,
Pour sauter au plancher fit deux pas en arrière.
Chacun bénit tout haut l'arbitre des humains,
Qui remet leur bon droit en de si bonnes mains.
Aussitôt on se lève ; et l'assemblée en foule,
Avec un bruit confus, par les portes s'écoule.

Le prélat, resté seul, calme un peu son dépit
Et jusques au souper se couche et s'assoupit.

CHANT II

CEPENDANT cet oiseau qui prône les merveilles 2,
Ce monstre, composé de bouches et d'oreilles,
Qui, sans cesse volant de climats en climats,
Dit partout ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas ;
La Renommée enfin, cette prompte courrière,
Va d'un mortel effroi glacer la perruquière;
Lui dit que son époux, d'un faux zèle conduit,
Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit.
A ce triste récit, tremblante, désolée,
Elle accourt, l'œil en feu, la tête échevelée,
Et trop sûre d'un mal qu'on pense lui celer :
<< Oses-tu bien encor, traître, dissimuler 3 ?
Dit-elle et ni la foi que ta main m'a donnée,
Ni nos embrassements qu'a suivi l'hyménée,
Ni ton épouse enfin toute prête à périr,

3

Ne sauraient donc t'ôter cette ardeur de courir !
Perfide! si du moins, à ton devoir fidèle,
Tu veillais pour orner quelque tête nouvelle,
L'espoir d'un juste gain, consolant ma langueur,
Pourrait de ton absence adoucir la longueur.
Mais quel zèle indiscret, quelle aveugle entreprise
Arme aujourd'hui ton bras en faveur d'une église ?
Où vas-tu, cher époux ? est-ce que tu me fuis?
As-tu donc oublié tant de si douces nuits?
Quoi ! d'un œil sans pitié vois-tu couler mes larmes ?
Au nom de nos baisers jadis si pleins de charmes,

Si mon cœur, de tout temps facile à tes désirs,

I. François Sirude ou Syreulde, sacristain, puis vicaire de la Sainte Chapelle. — 2. Enéide, liv IV, vers 173 (Boileau). — 3. Enéide, liv. IV, vers 305 (B.).

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Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée,
Et, lasse de parler, succombant sous l'effort,
Soupire, étend les bras, ferme l'œil et s'endort.

(Chant II.)

BOILEAU.

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