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Il est bon d'être charitable;
Mais envers qui? c'est là le point.
Quant aux ingrats, il n'en est point
Qui ne meure enfin misérable.

FABLE XLV.

L'OISELEUR, L'AUTOUR ET L'ALOUETTE

Les injustices des pervers

Servent souvent d'excuse aux nôtres.
Telle est la loi de l'univers :

Si tu veux qu'on t'épargne, épargne aussi les autres.

Un manant au miroir prenait des oisillons.
Le fantôme brillant attire une alouette:
Aussitôt un autour, planant sur les sillons,
Descend des airs, fond et se jette
Sur celle qui chantait, quoique près du tombeau.
Elle avait évité la perfide machine,

Lorsque, se rencontrant sous la main de l'oiseau,
Elle sent son ongle maligne

Pendant qu'à la plumer l'autour est occupé,
Lui-même sous les rets demeure enveloppé :
Oiseleur, laisse-moi, dit-il en son langage;
Je ne t'ai jamais fait de mal.

L'oiseleur repartit: Ce petit animal

T'en avait-il fait davantage?

FABLE XLVI. ·

LE CHEVAL ET L'ANE.

En ce monde il se faut l'un l'autre secourir:
Si ton voisin vient à mourir,
C'est sur toi que le fardeau tombe.

Un âne accompagnait un cheval peu courtois,
Celui-ci ne portant que son simple harnois,
Et le pauvre baudet si chargé qu'il succombe.
Il pria le cheval de l'aider quelque peu ;
Autrement il mourrait devant qu'être à la ville.
La prière, dit-il, n'en est pas incivile:
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu.
Le cheval refusa, fit une pétarade;

Tant qu'il vit sous le faix mourir son camarade,
Et reconnut qu'il avait tort:

Du baudet, en cette aventure,
On lui fit porter la voiture,
Et la peau par-dessus encor.

FABLE XLVII.

LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT.

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait, Bien posé sur un coussinet, Prétendait arriver sans encombre à la ville. Légère et court vêtue, elle allait à grand pas, Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile, Cotillon simple et souliers plats.

Notre laitière, ainsi troussée,
Comptait déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait; en employait l'argent ;
Achetait un cent d'œufs; faisait triple couvée:
La chose allait à bien, par son soin diligent.
Il m'est, disait-elle, facile

D'élever des poulets autour de ma maison;
Le renard sera bien habile

S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son:
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable;
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée:
Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d'un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,

Va s'excuser à son mari,
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait;
On l'appela le Pot au lait.

FABLE XLVIII.

LE SAVETIER ET LE FINANCIER.

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était merveille de le voir,

Merveille de l'ouïr: il faisait des

passages,

Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor:
C'était un homme de finance.

Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l'éveillait ;
Et le financier se plaignait
Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit: Or ça, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an? Par an! ma foi, monsieur,
Dit avec un ton de rieur

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrappe le bout de l'année :

Chaque jour amène son pain.

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Eh bien! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
Tantôt plus, tantôt moins: le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes:
L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
Le financier, riant de sa naïveté,

Lui dit: Je veux vous mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus: gardez-les avec soin,

Pour vous en servir au besoin.

Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait depuis plus de cent ans

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Produit pour l'usage des gens.
Il retourne chez lui: dans sa cave il enserre
L'argent, et sa joie à la fois.

Plus de chant: il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis;

Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour il avait l'œil au guet; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.

FABLE XLIX.

L'AVANTAGE DE LA SCIENCE.

Entre deux bourgeois d'une ville
S'émut jadis un différent :

L'un était pauvre, mais habile;
L'autre riche, mais ignorant.

Celui-ci sur son concurrent

Voulait emporter l'avantage;

Prétendait que tout homme sage

Etait tenu de l'honorer.

C'était tout homme sot: car pourquoi révérer
Des biens dépourvus de mérite?

La raison m'en semble petite.
Mon ami, disait-il souvent

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