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leur haubert. Entendre de tels chants, c'était doubler sa vie.

Quand l'automne approchait, le trouvère était au bout de son récit; il partait enrichi des présents de son hôte. On lui donnait de l'or, des chevaux, des habits. Les barons et les chevaliers se dépouillaient souvent pour lui de leurs plus riches vêtements:

Cils jongliors eurent bonne soldée.

Plus de cent marcs leur valut la journée.
Qui fut gentil de cœur sa robe dépouilla,
Et pour faire s'honneur à un d'els la donna'.

Quelquefois on le faisait chevalier, s'il ne l'était déjà. Souvent il emportait avec lui l'amour de la châtelaine. Puis, lui absent, le manoir avait perdu sa voix : tout retombait jusqu'à la saison nouvelle dans le silence et la monotomie accoutumés 2.

Formation des chants épiques.

Les poëmes héroïques qui nous restent de cette époque et qui sont connus sous le nom de Chansons de geste ont une étendue très-imposante. Ils renferment en général vingt, trente, cinquante mille vers, qui se suivent par tirades de vingt à deux cents et quelquefois davantage, sur une seule rime ou assonance. A coup sûr de pareilles compositions ne sont pas l'œuvre de ces jongleurs errants, qui ne chantaient que des fragments épars. Cette longueur suppose la chance d'être lu indépendamment de celle d'être chanté. Les jongleurs n'eussent pas pris la peine de construire un long ouvrage dont personne n'eût pu contempler l'ensemble. Il est donc probable qu'il y eut d'abord sur les divers sujets qu'embrassent ces longues épopées des poëmes plus courts, plus simples, plus populaires, plus primitifs que ceux qui nous restent. Fauriel3, à qui nous empruntons cette remarque, en a recueilli

4. Roman des Vœux du paon.

2. Ed. Quinet, Revue des Deux-Mondes, 1er janvier 1837. 3. De l'Origine de l'épopée chevaleresque au moyen âge.

des preuves aussi curieuses que concluantes. Ainsi il arrive souvent qu'un manuscrit renferme sous un seul titre plusieurs morceaux divers relatifs au même événement: ce sont deux ou plusieurs poëmes sur le même sujet, que le rédacteur aura recueillis de la bouche des jongleurs et fondu ou plutôt juxtaposés dans sa recension. En voici un exemple tiré d'un des endroits les plus remarquables de la chanson de Roland.

L'arrière-garde des Francs a été attaquée et détruite par les Sarrasins, au delà des Ports, tandis que Charlemagne les avait déjà passés à la tête de l'avant-garde. Tous les guerriers ont été tués. Onze des douze pairs ont péri. Il n'en reste plus que le seul Roland, mais déjà si blessé et si harassé qu'il n'a plus qu'à rendre l'âme. Il se retire, pour mourir en paix, sous un grand rocher, à l'ombre d'un pin. Là il veut briser sa fameuse épée, sa Durandal, de peur qu'elle ne tombe entre les mains des infidèles :

Roland sent qu'il a perdu la vue;

Se lève sur ses pieds, tant qu'il peut s'evertue;
En son visage sa couleur a perdue.

Devant lui se dressait une pierre brune :
De dépit et fâcherie il y détache dix coups.
L'acier grince, sans rompre ni s'ébrécher.

Ah! dit le comte, sainte Marie, aidez-moi!
Eh! bonne Durandal, je plains votre malheur;
Vous m'êtes inutile à cette heure; indifférente jamais.
J'ai par vous gagné tant de batailles,

Tant de pays, tant de terres conquises,
Qu'aujourd'hui possède Charles à la barbe chenue!
Jamais homme ne soit votre maître à qui un autre homme fera peur.
Longtemps vous fûtes aux mains d'un capitaine,

Dont jamais le pareil ne sera vu, en France, pays libre '.

1. Nous citons ici le texte même sans aucune altération, pour donner une dée du langage de la plus ancienne de nos chansons de Geste.

Ço sent Rollans la veue ad perdue;

Met sei sur piez, quanqu'il poet s'esvertuet;
En sun visage sa couleur ad perdue,

De devans lui ot une perre brune

X Colps i fiert par doel e par rancune;
Cruist li acers, ne freint ne n'esguignet;
E dist li quens : « Sancte Marie, aiue!
E, Durandel bone, si mare fustes.

LITT. FR.

Cette strophe contient, comme on le voit, la peinture d'une situation héroïque fort touchante, et ce tableau est un, complet, et tel que l'auteur a dû et voulu le faire.

Maintenant ce qui suit ce tableau, ce n'est pas la mort de Roland, c'est une tirade de vingt-six vers, laquelle n'est autre chose qu'une répétition du tableau précédent, seulement en d'autres termes, sur une autre rime et avec des variantes dans les détails et dans les accessoires1 :

Roland férit sur la pierre de Sardoine;
L'acier grince, sans rompre ni s'ébrécher.
Voyant alors qu'il n'en peut rien briser.
Il commence à la plaindre à part soi.

Quando jo n'ai prod de vos n'en ai mescure!
Tantes batailles en camp en ai vencues,
Et tantes teres larges escumbatues
Que Charles tient, ki la barbe ad canue!
Ne vos ait hume ki pur altre fuite!
Mult ben vassal vos ad lung tens tenue :
Jamais n'ert tel en France la solue. »

4. Le texte original :

(Vers 859 et suiv. Édit. Génin.)

Rollans ferit el perron de Sardonie;
Cruit li acer ne briset ne n'esgrunie.
Quand il ço vit que n'en pout mie freindre,
A sei meismes le commencet à pleindre:
«E, Durendel, com es clere e blanche!
Cuntre soleil si luises et reflambes!
Carles esteit es vals de Moriane,

Quant Deus del cel li mandat par sun angle
Qu'il te dunast a un cunte cataigne;
Donc la me ceinst li gentilz reis, li magness
Jo l'en cunquis Normandie e Bretagne,
Si l'en cunquis e Peitou et le Maine,
Jo l'en conquis Burguigne e Loheraigne,
Si l'en conquis Provence et Equitaigne,
E Lumbardie e trestute Romaine;
Jo l'en cunquis Baivière et tute Flandres,
E Alemaigne et trestute Puillanie,
Constantinople; dont il ont la fience,
En Saisonnie fait il ço qu'il demandet.
Jo l'en cunquis Escosse, Guale, Irlande,
Et Angleterre que il teneit sa cambre :
Cunqui l'en ai païs e teres tantes
Que Carles tient, ki a la barbe blanche,
Par ceste épée ai dulor e pesance.
Mielz voeil murir qu'entre païens remaigne.
Damnes Deus père n'en l'ais et bunir France!

«Eh! Durandal comme tu es claire et blanche!
Comme au soleil tu reluis et reflamboies!
Charles était aux vallons de Maurienne,
Quand Dieu du haut du ciel lui manda par un ange
De te donner à un franc capitaine;

Donc me la ceignit le noble roi le Magne.
Par elle je lui conquis Normandie et Bretagne;
Je lui conquis le Poitou et le Maine;
Je lui conquis et Bourgogne et Lorraine,
Je lui conquis Provence et Aquitaine,
Et Lombardie et toute la Romagne;
Je lui conquis la Bavière et toute la Flandre.
Et l'Allemagne et toute la Pologne,
Constantinople, dont il reçut la foi;

Le pays des Saxons, soumis à son plaisir,
Je lui conquis Écosse, Gaule, Irlande,

Et l'Angleterre qu'il estimait sa chambre;
Par elle j'ai conquis tant de terres et de pays
Qu'aujourd'hui possède Charles qui a la barbe blanche.
Pour cette épée j'ai douleur et peine.
Mieux vaut mourir qu'aux païens la laisser!

Dieu veuille épargner cette honte à la France. »

Après cette tirade, qui n'est ni un complément ni une suite de la première, mais une simple variante, il en vient une troisième, qui redit encore les mêmes choses. Il y a des Chansons de geste où ces variantes successives sont au nombre de cinq ou six. J'en ai compté neuf de suite dans celle de Berte aux grans piés. Elles ont toutes pour objet de peindre l'isolement et les plaintes de la reine perdue dans la forêt ; toutes commencent par des mots qui annoncent, non pas une description nouvelle, mais la redite de la même description; toutes contiennent une prière renfermant les mêmes idées, et conçue presque dans les mêmes termes1.

1. Voici les premiers vers de quelques-unes des variantes dont nous par lons :

4re version. La dame fut el bois qui durement ploura....

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Par le bois va la dame qui grand paour avoit....

En la forest fut Berte, qui est gente et adroite...

La fille Blanchefleur, la royne au clair vis

Fut dedans la forest, monlt est son cœur pensis.

La dame fut el bois dessous un arbre assise....

Berte fut ens el bois, assise sous un fo (fagus, hêtre)....
Bert gist la terre, qui est dure com groe (gravier)....

Je citerai encore d'après Fauriel un dernier exemple plus curieux, que les précédents et qui prouve d'une manière plus décisive que les poëmes chevaleresques, sous leur forme actuelle, renferment des fragments composés par différents auteurs.

Élie, comte de Saint-Gilles, a été proscrit par Louis le Débonnaire et vit dans une forêt des landes de Gascogne, ayant pour tout voisinage un ermite et pour toute société sa femme et son fils Aiol. Élie est un héros du vieux temps, une espèce de géant pour la taille et la force. Sa lance est si longue ou sa chaumière si petite qu'il n'a pu loger l'une dans l'autre, et pour y faire entrer son épée, il a fallu qu'il en raccourcît la lame de trois pieds et d'une palme : ainsi rognée, elle surpassait encore d'une aune la plus longue épée de France. Quand son fils Aiol fut en âge de porter de pareilles armes, le comte l'envoya chercher fortune par le monde, et lui confia tout ce qu'il avait de plus précieux, sa grande lance, son épée, son écu et son fameux destrier, l'incomparable Marchegay. Aiol se mit au service de Louis le Débonnaire, et fit si bien qu'il devint pour le moins l'égal de l'empereur. Dans sa prospérité, son premier soin fut d'envoyer chercher son père et sa mère et de les réconcilier avec Louis. Le vieux Élie aime ses armes et son cheval à peu près autant qu'il aime son fils; aussi n'a-t-il rien de plus pressé que de les lui redemander. Cette situation est présentée deux fois dans le poëme qui a titre Aiol de Saint-Gilles. Elle donne lieu à deux scènes pour tellement différentes, quoique placées à la suite l'une de l'autre, qu'il est impossible de croire qu'elles soient de la même main,

La première raconte la scène avec une simplicité voisine de la froideur.

Aiol ne veut quereller ni disputer avec son père :
Il lui amène Marchegay par la rène dorée,
Le haubert, le blanc heaume et la tranchante épée,
La targe (l'écu) que l'on voit moult bien enluminée;
Et la lance fourbie et moult bien façonnée.

« Sire, voilà les armes que vous m'avez données,
Faites-en vos plaisirs et tout ce que voulez.

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Beau fils, lui dit Élie, je vous en tiens quitte. »>

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