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l'autre côté du Rhin. Il visita Berlin, Gættingue, Heidelberg, où il connut Hegel, et Munich, où il voulut étudier à sa source la philosophie de la nature: il lia aussi quelques relations avec Jacobi et ses amis. Son cours de 1818 rappelle les doctrines de toutes les écoles germaniques, excepté celle de Hegel, que le jeune professeur n'avait pas encore osé aborder. En 1824, M. Cousin fit un second voyage en Allemagne. Arrêté à Dresde et emprisonné à Berlin, comme suspect de carbonarisme, il sut mettre à profit les loisirs que lui faisait l'hospitalité du roi de Prusse. Michelet, Gans et Hotho l'initièrent au système de Hegel. De retour en France et rendu à l'enseignement public, M. Cousin sut traduire les théories de ce puissant esprit dans un beau et noble langage; il rendit français, c'est-à-dire européen, universel, ce qui risquait fort de rester toujours allemand, et il excita un enthousiasme incroyable. On peut dire que depuis 1829 il n'a paru en France aucun livre de quelque valeur qui ne portât la trace des idées de Hegel sur la philosophie de l'histoire. En littérature même l'influence de M. Cousin a été grande : ses livres contenaient les principes les plus élevés de l'art. Le titre seul de son premier ouvrage, Sur le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien1, renfermait plus de véritable enseignement littéraire que tous les traités de littérature du siècle précédent. L'auteur enlevait le principe du beau au caprice individuel et à la sensibilité, pour le placer à côté du bien et du vrai, dans la sphère des idées absolues. C'était poser la base de l'esthétique: car pour qu'une théorie des beaux-arts soit possible, il faut qu'il y ait quelque chose d'absolu dans la beauté; comme il faut quelque chose d'absolu dans l'idée du bien, pour qu'il y ait une science morale. » L'auteur montrait ensuite en quoi consiste le beau idéal. Il posait l'infini comme « l'origine et le fondement de tout ce qui est. » En descendant de cet être suprême, il trouvait la suprême beauté, qui est la moins éloignée du type

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4. Cours professé en 1848, publié seulement en 1836, d'après les rédactions de ses élèves, par Adolphe Garnier; livré enfin au public par l'auteur lui-même en 1854.

2. Cours de 1848, xix leçon.

infini, mais qui en est déjà bien loin; de là, de dégradation en dégradation, il descendait à la beauté réelle. Parcourant ainsi une multitude de degrés intermédiaires, il rencontrait l'art et tous les degrés de l'art, l'Apollon, la Vénus, le Jupiter, etc., et au-dessous de l'art la nature et tous les degrés de la beauté naturelle. » M. Cousin, tranchant d'avance une question dont la littérature allait bientôt faire grand bruit, posait dans ce premier ouvrage l'indépendance de l'art. L'art, disait-il comme conclusion d'une leçon admirable, ne doit servir à aucune autre fin : il ne tient ni à la morale, ni à la religion; mais, comme elles, il nous approche de l'infini, dont il nous manifeste une des formes. Dieu est la source de toute beauté, comme de toute vérité, de toute religion, de toute morale. Le but le plus élevé de l'art est donc de réveiller à sa manière le sentiment de l'infini. »

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L'enseignement de M. Cousin, quoique purement et même sévèrement philosophique, servait donc, par la fécondité de ses principes, à compléter et pour ainsi dire à couronner les spirituelles et éloquentes causeries de M. Villemain. Il greffait l'Allemagne sur la France.

Le cours de M. Guizot se rattachait au grand mouvement historique qui constitue la gloire la plus incontestée de notre époque. Tout prenait la forme de l'histoire : nous avons vu la critique opposer l'histoire à une poésie dégénérée, et montrer dans l'étude du passé les sources où devait se retremper l'imagination; l'histoire avait envahi toute la littérature: MM. Villemain et Cousin enseignaient l'un et l'autre l'histoire. M. Guizot, qui la trouvait dans son programme, s'en empara avec tant de supériorité, qu'il mérita d'être regardé comme le chef de l'une des écoles que nous devons indiquer ici.

Les diverses écoles historiques.

A part quelques grands noms que nous avons cités à leur place, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, l'histoire était restée en France bien au-dessous des autres productions de l'esprit. Nous avions de savants mémoires, de précieuses collections,

d'aventureux systèmes, peu d'œuvres originales d'une raison impartiale et profonde, peu de narrations qui réunissent l'intérêt et la vérité. Les historiens étaient généralement des hommes de cabinet, qui n'avaient jamais vu ni manié les affaires. Ils n'avaient pas d'ailleurs, pour comprendre les événements du passé, ce terrible commentaire des révolutions, qui seul nous a rendu l'histoire nécessaire et possible.

La plupart, comme Vertot et Saint-Réal, ne voyaient dans les faits qu'une matière d'amplification, qu'il s'agissait de revêtir des ornements du style. L'histoire nationale surtout était profondément ignorée. Une rhétorique menteuse avait jeté sur ce qu'elle appelait les quatorze siècles de la monarchie, le voile d'une monotone élégance. Tous nos rois étaient des Louis XIV; tous nos capitaines, de gracieux courtisans. Velly avait porté à un point ridicule ce travestissement des mœurs et des époques1. Avant lui, Mézeray, plus mâle dans la pensée et dans l'expression, avouait lui-même qu'il ne s'était pas donné la peine de remonter aux sources. Daniel, qui les connaissait, n'y avait pas toujours voulu puiser la vérité; et Anquetil, dans sa froide et plate narration, avait réussi à faire de la lecture de notre histoire l'objet d'un insurmontable ennui.

Le même esprit qui renouvela la poésie, rendit aussi la vie à l'histoire. La vérité, qui fait la beauté de l'une, donne à l'autre sa valeur et son intérêt. Chateaubriand, avec son imagination de poëte, sentit que, derrière les pâles formules de nos historiens, il y avait eu des hommes, des nations. Dans ses Martyrs, il dépeignit sous les plus vives couleurs la dissolution du monde ancien et la naissance du nouveau. Ce fut une révélation pour la jeunesse studieuse qui grandis

1. Grégoire de Tours avait écrit: Childericus quum esset nimia in luxuria dissolutus et regnaret super Francorum gentem, cœpit filias eorum stuprose detrahere.Voici comment Velly enjolive son thème « Childéric fut un prince à grandes aventures.... c'était l'homme le mieux fait de son royaume. Il avait de l'esprit, du courage; mais, né avec un cœur tendre, il s'abandonnait trop à l'amour: ce fut la cause de sa perte. Les seigneurs français, aussi sensibles à l'outrage que leurs femmes l'avaient été aux charmes de ce prince, se liguèrent pour le détrôner. » — - Voyez, sur l'insuffisance de ces historiens, les Lettres sur l'histoire de France, par Augustin Thierry.

sait alors. Augustin Thierry raconte, avec tout le charme d'un souvenir d'enfance, l'impression que produisit en lui la lecture d'une page de ce poëme nouvellement publié. Accoutumé à ne lire dans ses abrégés classiques qu'une vague et trompeuse phraséologie; à voir Clovis, fils du roi Chilpéric, monter sur le trône et affermir par ses victoires les fondements de la monarchie française, il se trouva transporté dans un monde nouveau, quand il aperçut ces terribles Francs de Chateaubriand, parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, ce camp retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs, cette armée rangée en triangle, où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus. Dans son enthousiasme, l'enfant marchait à grands pas dans la salle d'études, répétant avec le poëte le chant de guerre des soldats barbares: « Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée. Les romans historiques de Walter Scott produisirent un effet semblable. On comprit que le passé avait eu sa vie profondément différente de la nôtre, et l'on attendit des historiens qu'ils en reproduisissent l'image.

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Un autre besoin se faisait encore sentir. L'histoire n'est pas seulement un spectacle, elle est aussi une leçon. Après les grands événements qui venaient de bouleverser l'Europe, on demandait tristement à la science si l'humanité n'est que le jouet du hasard, ou s'il est dans le monde moral des lois auxquelles les nations peuvent désobéir, mais non pas se soustraire. Le dix-huitième siècle déjà avait interrogé l'esprit de l'histoire; mais au lieu de consulter l'oracle, il l'avait souvent corrompu. Boulainvilliers, Dubos, Mably avaient invoqué sans impartialité le témoignage des faits au profit de systèmes préconçus. Les partis politiques, prêts à s'entrechoquer, avaient voulu s'assurer la complicité de l'histoire. Aujourd'hui, le combat terminé, l'histoire ne pouvait être qu'un juge bien des illusions étaient tombées, bien des convictions adoucies. La science pure pouvait faire entendre sa voix.

Cette double disposition de l'époque, ces deux besoins, tant de l'imagination que de l'intelligence, firent naître sous

la Restauration deux classes d'historiens, l'école descriptive et l'école philosophique, l'une s'abstenant avec scrupule de toute considération et s'attachant exclusivement à la vérité du récit, à la couleur locale et contemporaine des événements, l'autre ne cherchant dans les faits que l'enchaînement des effets et des causes, que la matière de ses réflexions. C'était pour ainsi dire l'éternelle opposition de l'empirisme et de l'idéalisme qui se reproduisait dans la sphère de l'histoire.

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M. Guizot.

M. Guizot fut le chef de l'école philosophique. Ce genre d'histoire n'était point inconnu à la France. Bossuet et Voltaire l'avaient adopté : la seule innovation de M. Guizot consistait dans l'étendue de ses connaissances et dans la solidité de ses conclusions. Pour comprendre la différence qui existe entre l'histoire philosophique du dix-neuvième siècle et celle du dix-huitième, il suffit d'ouvrir l'édition que M. Guizot a donnée des Observations sur l'histoire de France par Mably, auxquelles il a joint lui-même ses Essais. L'auteur de cette double publication semble nous dire : « Voilà d'où nous sommes partis; voici où nous sommes arrivés. » Plusieurs points qui n'étaient chez Mably que de timides conjectures, ou de douteux résultats d'une recherche encore incomplète, sont devenus chez son successeur des vérités constantes et démontrées; ailleurs M. Guizot éclaircit, corrige, restreint les assertions de son devancier. Le champ de ses observations surtout s'est élargi Mably ne considérait que le côté politique de l'histoire; M. Guizot sait que la politique n'est pas toute la vie des nations, que les problèmes historiques ne trouvent leur solution complète que dans la connaissance des lois, des sciences, des arts, de la philosophie, de la religion d'une époque. De là plus d'étendue dans ses études, plus de gran

4. Né en 1787, à Nîmes.-OEuvres principales avant 1830: Essai sur P'histoire de France (1824); Cours d'histoire moderne professé à la Faculté des lettres de Paris (1824, 4828, 1829); Histoire de la révolution d'Angleterre (4826); deux vastes collections de mémoires formant 56 vol. in-8; Vie des poëtes français du siècle de Louis XIV (1843).

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