Page images
PDF
EPUB

sont exprimées avec une haute éloquence; cette voix sympatique réveille au fond des cœurs le sentiment moral, les émotions aimantes et la faculté du dévouement. Ce roman avait encore, aux yeux des contemporains, le mérite des plus transparentes personnalités. On se plaisait à reconnaître B. Constant dans le noble protestant aux manières anglaises, M. de Lebensei; Mme Necker de Saussure dans Mme Cerlèbe, cette femme toute dévouée à ses devoirs et à ses enfants; l'égoïste et froidement décente Mme de Vernon était le portrait de Talleyrand; enfin, sous les traits de Delphine, on ne pouvait méconnaître Mme de Staël elle-même, amoindrie et affaiblie toutefois dans cette image, comme elle fut bientôt après idéalisée dans Corinne.

Depuis le livre De la littérature, Mme de Staël pouvait être regardée comme le rival de Chateaubriand aussi bien par le talent que par les doctrines. Cependant Delphine n'était point à la hauteur d'Atala et de René. L'écrivain catholique l'emportait par l'éclat de l'imagination, comme son antagoniste par l'élévation de la pensée. La fille du protestant Necker, l'élève des brillants salons du dernier siècle, n'avait pas encore vu et compris la nature extérieure: la société était tout pour elle1. L'Italie lui ouvrit les yeux. Un pouvoir ombrageux, qui, en persécutant Mme de Staël, fit d'elle aussi une puissance, rendit à son talent le service de la bannir. Elle partit donc à son tour pour sa conquête de l'Europe. Ici commence la troisième période de sa vie en 1803 et 1804, elle visita une première fois l'Allemagne, qu'elle devait revoir en 1808. Elle alla ensuite en Italie (1805). La nature et l'art lui furent alors révélés: elle écrivit Corinne, son chefd'œuvre, son épopée, ses Martyrs. « Le Capitole, le cap de Misène de Corinne, est aussi celui de Mme de Staël2, mais sous cette radieuse image le cœur de Delphine bat toujours. Des larmes coulent encore sous cette couronne de laurier; la

4. On sait que dans son exil, quand on lui montrait le lac Léman, elle s'écriait avec regret : « O le ruisseau de la rue du Bac! » "Ah! mon cher Fauriel, disait-elle un autre jour, vous avez donc encore le préjugé de la campagne? »

2. Sainte-Beuve, Portraits et Caractères.

gloire n'est pour elle, on le sent avec charme, « que le deuil éclatant du bonheur. »

Cependant une grande et nouvelle douleur était venue la frapper : elle avait perdu son père, qu'elle aimait comme Mme de Sévigné avait aimé sa fille. Ce malheur donna encore à son talent quelque chose de plus profond et de plus tendre. On en retrouve le contre-coup dans le caractère de lord Nelvil. Dès lors les sentiments religieux de Mme de Staël s'assujettirent à une forme plus positive. L'amour filial agit sur elle comme sur Chateaubriand. Necker était mort chrétien, sa fille voulut être chrétienne.

:

Le séjour de l'Allemagne ne fut pas moins fécond que celui de l'Italie; mais les fruits différèrent comme le sol. L'Italie avait inspiré un poëme plein de pensée; l'Allemagne fit naître une œuvre philosophique, toute parfumée, il est vrai, d'enthousiasme et de poésie. Mme de Staël recevait toutes les idées, mais elle se les assimilait toutes et les marquait de l'empreinte de son âme. Cette nouvelle conquête était aussi difficile que belle la littérature allemande était encore pour nous un monde inconnu; bien plus, un monde dédaigné et moqué. Voltaire se bornait à souhaiter aux Allemands plus d'esprit et moins de consonnes. Mme de Staël prit une glorieuse initiative. Elle osa pénétrer la première dans cette forêt hercynienne, et non-seulement elle y entra avant tous, mais encore elle en dressa le plan avec plus de vérité que ne l'ont fait ceux qui y sont entrés à sa suite. « La plus grande partie des ouvrages écrits en France sur l'Allemagne, dit encore aujourd'hui un savant critique allemand1, restent fort au-dessous de ce premier essai destiné à faire connaitre l'Allemagne aux Français. Déjà, dans ses œuvres précédentes, Mme de Staël avait montré toute la force de son esprit; dans l'Allemagne, elle s'élève au-dessus d'elle-mème en s'arrachant aux préju gés français et en renonçant au point de vue sensualiste de la philosophie du dix-huitième siècle. C'est peut-être là le pius grand service que ce généreux esprit ait rendu à la France et à la philosophie. La sphère où vivaient Goethe, Schiller,

4. Dr Mager, Geschichte der franzæsischen National-Litteratur, l. 11, p. 94.

Kant et Hegel, s'ouvrit à nos regards. Si l'auteur ne comprit pas toujours ces grands hommes, elle donna du moins le désir de les connaître. Ses erreurs mêmes sont moins nombreuses qu'on ne s'est plu à le dire. L'instinct du vrai et du beau chez elle (c'est encore un Allemand qui lui rend ce témoignage) suppléait à l'imperfection nécessaire des connaissances.

L'impression générale que laissent les œuvres de Mme de Staël a quelque chose de moral et de bienfaisant. Nulle part on ne sent mieux l'union intime du bien et du beau : c'est un des effets de l'harmonie puissante de ce noble génie. Elle ne prêche pas la vertu elle l'inspire. Elle parle de littérature, et l'on se sent enflammé d'amour pour Dieu, pour la patrie, pour le genre humain. « Faire une belle ode, dit-elle, c'est rêver l'héroïsme. » Quelle poétique nouvelle pour les hommes de la fin du dix-huitième siècle que des paroles comme celles qui suivent: « Si l'on osait, dit-elle, donner des conseils au génie, dont la nature veut être le seul guide, ce ne seraient pas des conseils purement littéraires qu'on devrait lui adresser il faudrait parler aux poëtes comme à des citoyens, comme à des héros; il faudrait leur dire: Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres; respectez ce que vous aimez, cherchez l'immortalité dans l'amour et la divinité dans la nature; enfin, sanctifiez votre âme comme un temple, et l'ange des nobles pensées ne dédaignera pas d'y apparaître1.»

Chateaubriand a apprécié avec une justesse qui l'honore le développement continu du grand écrivain avec lequel lui seul pouvait alors rivaliser. « On ne saurait trop déplorer, dit-il, la fin prématurée de Mme de Staël. Son talent croissait, son style s'épurait à mesure que la jeunesse pesait moins sur sa vie, sa pensée se dégageait de son enveloppe et prenait plus d'immortalité2. »

Ces deux esprits, si dignes l'un de l'autre, malgré leurs dissidences, inaugurent ensemble le mouvement intellectuel de notre époque. Les idées les plus fécondes que la littérature

A. De l'Allemagne, Ile partie, chap. x.

2. Études historiques, préface.

ait développées depuis la Restauration, nous semblent déjà contenues en germe dans leurs ouvrages. Par eux le dix-neuvième siècle a posé son programme; par eux la poésie s’affranchit des lois arbitraires de la formule; par eux commence l'insurrection contre la dernière autorité des âges précédents. Mais avec eux aussi renaissent, dans la liberté d'une forme nouvelle, les principes moraux et religieux qui doivent présider à la régénération sociale : tous deux établissent, d'une manière plutôt diverse que contraire, le spiritualisme, la loi du devoir, la souveraineté de la justice et de la raison.

Les deux caractères dominants de ces hautes intelligences, d'une part l'émotion religieuse et régénératrice, de l'autre l'indépendance littéraire, passent après eux aux plus illustres de leurs successeurs, qui semblent n'avoir pour mission que de continuer leur œuvre et d'exécuter les plans qu'ils ont tracés.

Après Chateaubriand et Mme de Staël, il faut placer parmi ceux qui, sous l'Empire, furent les initiateurs d'une génération nouvelle, un nom moins éclatant, mais vénérable à plus d'un titre, celui de Pierre-Paul Royer-Collard, que nous n'envisageons ici que comme philosophe 1.

« C'est en 1811, qu'au milieu de la plus grande gloire, et du plus complet silence de la France, dans une salle obscure du vieux collége du Plessis, devant une quarantaine de jeunes gens et quelques paisibles amateurs, avait fait sa rentrée dans le monde la philosophie du spiritualisme et du devoir, fondée sur l'activité spontanée de l'âme, sa conformité à la vérité et à la justice divine, et sa puissance interne de les comprendre et d'y satisfaire....

« Le maître qui venait annoncer cette antique nouveauté était un homme d'un âge mûr, peu connu alors, mais imposant d'aspect et de langage2. Après avoir figuré dans les rangs moyens de la Révolution, dont il avait partagé les premiers

4. 1763-1846.

2. Avant Royer-Collard, Maine de Biran (1766-1824) avait commencé en France la réaction spiritualiste. C'est de lui que l'illustre professeur disait : Il est notre maître à tous. » — - n'a laissé que des manuscrits et des frag

ments.

vœux de réforme et de liberté, après avoir été courageusement mêlé aux périls de l'administration municipale sous Bailly.... il avait, pendant des années de retraite, nourri ses souvenirs et élevé sa pensée par l'étude exclusive des plus rares génies, Platon, Thucydide, Tacite, Milton, Descartes, Bossuet, Pascal. Esprit supérieur et difficile, mécontent de son siècle et se satisfaisant à peine lui-même, il ne s'était entretenu que des plus grands modèles de l'art de penser et n'avait goûté que la philosophie la plus haute d'origine et de principe, soit dans les inspirations des plus immortels penseurs, soit dans les analyses méthodiques qu'en avaient donnés de nos jours Th. Reid et Dugald Stewart, avec cette droiture morale et ce bon sens si digues de commenter le génie1.

L'enseignement de Royer-Collard à la Faculté des lettres de Paris ne dura que deux ans et demi, mais laissa après lui une trace ineffaçable. Le professeur se renferma dans l'étude d'une seule question, celle de l'origine des idées. C'était là, pour le moment, le point décisif. Si la sensation était convaincue d'impuissance à expliquer toutes nos idées, si l'observation venait à montrer d'une part l'activité libre et spontanée de l'âme, de l'autre la présence dans notre entendement des notions de durée nécessaire, de cause, de substances, etc., c'en était fait du système de Locke et de Condillac, la France allait enfin rentrer dans la carrière si glorieusement ouverte par Descartes, par Malebranche, par Leibnitz.

α

Les travaux du vénérable professeur embrassèrent deux objets bien distincts, « l'analyse du fait de perception, l'histoire et la critique des opinions des philosophes modernes sur ce fait. Deux méthodes présidèrent à ces deux recherches: l'une qui peut et qui doit être appliquée à l'étude de tout fait humain, l'autre qui peut et qui doit l'être à la critique de toute doctrine philosophique; en un mot une méthode scientifique et une méthode historique. C'est dans ces deux méthodes conséquentes l'une à l'autre, qu'est tout l'esprit de la philosophie de M. Royer-Collard. C'est par ces deux méthodes que son enseignement a créé une école et produit un mou

1. Villemain, Revue des Deux-Mondes 4 mai 1854.

« PreviousContinue »