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SIXIÈME période.

LE DIX-NEUVIEME SIECLE.

CHAPITRE XLII.

LA LITTÉRATURE DE L'EMPIRE.

Classiques de la décadence. Ecole descriptive. Tragédie. - Comédie. Poésie lyrique; Écouchard Lebrun.

Classiques de la décadence,

Tandis que l'audace des philosophes du dix-huitième siècle sapait les bases du trône et de la religion, chose surprenante ! une puissance bien moins auguste avait échappé à leurs attaques. Parmi toutes les traditions de l'âge précédent, Voltaire n'en avait respecté qu'une, celle de la forme littéraire. A sa suite toute l'école philosophique avait voué aux règles et aux usages de l'art d'écrire un respect superstitieux. A peine pourrait-on signaler çà et là quelques actes isolés d'insubordination, ou quelques doctrines étranges qui passaient presque inaperçues comme d'innocents paradoxes. Les querelles fameuses du dix-septième siècle sur la prééminence des anciens ou des modernes s'étaient assoupies en présence de plus graves préoccupations. C'est en vain que Lamotte d'abord, puis Diderot et enfin Beaumarchais, avaient dirigé contre le système dramatique des Français des attaques partielles, insuffisantes et souvent erronées. Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, en rappelant dans l'éloquence le sentiment moral et l'amour passionné de la nature, avaient fait faire à la réforme littéraire un pas bien plus décisif. Mais ces deux grands hommes ne firent point école au dix-huitième siècle : ils restèrent comme de glorieuses exceptions au milieu d'une littérature plus spirituelle que naïve, plus solennelle que pas

sionnée. Leur gloire devait attendre encore longtemps des successeurs. D'ailleurs, ils ne s'exercèrent dans aucun des genres consacrés, dont leur inspiration eût pu renouveler la forme. La tragédie, l'épopée, l'ode, toute la versification demeura entre les mains des disciples de Voltaire, des élégants, mais faibles héritiers de Racine. L'époque impériale leur oppartient presque tout entière; c'est alors que fleurit cette école de poëtes qu'on a nommés à juste titre les classiques de la décadence, imitateurs des imitateurs, qui rappellent leurs modèles comme les auteurs byzantins ressemblent aux écrivains attiques.

Le règne de Napoléon Ier, comme les temps révolutionnaires qui l'avaient précédé, fut peu favorable aux arts de l'imagination. On faisait alors de trop grandes choses; on ne songeait pas encore à les écrire. L'épopée était partout, excepté dans les vers. Il semble que pour peindre les événements héroïques, il faut les voir à distance: un certain éloignement supprime les détails secondaires qui risquaient de confondre l'ensemble, et ne laisse dominer que les plus hauts sommets. Ajoutez que l'inquiète tutelle du pouvoir nuit à l'originalité des arts qu'elle croit protéger. La censure acheva de mettre les écrivains dans la main du maître. La littérature fut dès lors disciplinée comme tout le reste.

École descriptive.

Écrire, n'étant plus une inspiration, devint un métier. On travailla les vers comme une broderie : l'âme fut une chose superflue pour être poëte; il suffit d'avoir de l'oreille, du goût et surtout de la lecture. C'est alors que se développa dans toute sa gloire le genre bâtard de la poésie didactique et descriptive, qui ne manque jamais aux décadences littéraires. Déjà, en 1770, Saint-Lambert avait donné le signal. Sous l'empire, la poésie descriptive prit assez d'importance pour donner son nom à une école : Jacques Delille 1

1. 1738-1813

en fut

OEuvres principales: les Jardins; l'Homme des champs; PImagination, les Trois règnes de la nature; la Conversation; la Pitié; traduction des Georgiques et de l'Eneide de Vingile et du Paradis perdu de Milton.

le chef, et à force d'esprit, d'élégance dans le langage, de grâce ou de coquetterie dans la pensée, il parvint, par ses jolis miracles de versification et de difficulté vaincue, à couvrir, aux yeux d'un grand nombre de lecteurs, ce qu'il y a de faux et d'antipoétique dans sa manière1. Pendant trente ans les Français ont mis Delille à côté et peut-être au-dessus d'Homère. Lui-même, à la fin de sa carrière, passait orgueilleusement en revue tous ses trophées descriptifs, et se vantait d'avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, six tigres, deux chats, un échiquier, un trictrac, un billard, plusieurs hivers, encore plus d'étés, une multitude de printemps, cinquante couchers du soleil, et un si grand nombre d'aurores qu'il lui eût été impossible de les compter. Il eût mieux fait de se féliciter d'avoir, au milieu de ses autres traductions moins parfaites, rendu élégamment les Géorgiques. C'est là, comme l'a dit Chateaubriand, un tableau de Raphaël merveilleusement copié par Mignard.

A la suite de Jacques Delille marchaient avec moins de gloire, mais dans la même route, l'élégant et correct Fontanes, auteur du Verger, homme d'esprit d'ailleurs, homme de goût, rencontrant parfois dans ses vers d'heureuses et même de touchantes pensées; Castel, chantre des Plantes; Boisjolin, poëte de la Botanique. Esménard chantait la Navigation; Gudin, l'Astronomie; Ricard, la Sphère; Aimé Martin écrivait en vers des Lettres à Sophie sur la physique, la chimie et l'histoire naturelle; Cournand rimait en quatre chants un poëme sur les Styles. Plus une matière était aride, plus les poëtes se croyaient de mérite à la traiter; le style poétique était regardé comme quelque chose d'indépendant de la pensée, comme un ornement mobile qu'on pouvait appliquer indifféremment à tous les sujets, et monter ou démonter à volonté. La poésie n'était que de la prose enluminée de métaphores. De là cette horreur du mot propre, cet usage continuel des circonlocutions, qui fait de certains poëmes de

4. Il faut lire sur le vice de ce genre, que nous ne pouvons exposer íci d'une manière théorique, le curieux et profond ouvrage de Lessing, le Laocoon. On peut voir ce que nous en avons dit plus haut à l'occasion du poëme des Saisons de Saint-Lambert, page 505.

cette époque un tissu d'énigmes plus ou moins difficiles dont le lecteur doit sans cesse chercher le mot.

Le style descriptif ne se renferma pas dans les poëmes qui par leur titre semblaient lui appartenir. Les genres les plus divers s'empressèrent d'en subir le joug. Partout régnèrent la description, la tirade et la métaphore ambitieuse. L'épopée, l'ode, la tragédie, furent autant de dépendances de la poésie descriptive, où le travail matériel de la versification dut suppléer à l'absence complète d'intérêt et de vie.

L'épopée, morte en France depuis la fin du moyen âge, n'avait garde de renaître sous la main des Luce de Lancival, des Campenon, des Dumesnil. Parseval de Grandmaison fut comme eux un disciple de Delille, mais un disciple plus digne du maître. Son Philippe-Auguste est un des poëmes soi-disant épiques les plus remarquables du temps: il parvint aux honneurs d'une troisième édition.

La poésie narrative rencontra dans le roman une expression moins factice, moins étrangère aux sentiments et aux mœurs réelles. Sans parcourir les noms et les ouvrages oubliés de tous les romanciers du commencement de ce siècle, on peut indiquer différents groupes dans lesquels ils peuvent tous trouver leur place. La platitude du style et de la pensée, fardée d'un vernis de morale, peut être représentée par les cent volumes de Mme de Genlis. La plaisanterie grossière et naïvement licencieuse eut Pigault-Lebrun pour principal interprète. Fiévée, Vindé, Monjoie ont quelque chose du sentiment moral qui inspira Bernardin de Saint-Pierre. Une noble et féminine délicatesse, une faiblesse gracieuse, caractérisent les écrits de Mmes Cottin, Flahaut-Souza et Montolieu. Enfin Mme de Krüdner jette quelques teintes du Nord sur le genre des La Fayette et des Souza, et malgré quelques fausses couleurs de la mode sentimentale du temps, Valérie lait déjà pressentir Delphine.

Tragédie.

C'est surtout au théâtre, c'est dans la tragédie que se montrent avec évidence l'épuisement de la littérature pseudo-clas

sique et la nécessité d'une régénération. Dans nos grands poëtes tragiques du dix-septième et du dix-huitième siècle, il y avait eu deux choses trop souvent confondues, leur génie et leur système. Au dix-neuvième siècle, le génie disparut et le système resta, d'autant plus choquant, d'autant plus exagéré dans ses défauts que l'inspiration qui l'avait vivifié autrefois lui manquait aujourd'hui.

L'intrigue dramatique, maniée si souvent, pliée et repliée sous tant de formes, était devenue une science expérimentale, qu'on pouvait se flatter de connaître et d'enseigner. Alexandre Duval offrait à l'un de nos jeunes poëtes de lui apprendre à charpenter une pièce. Un caractère commun à presque tous les tragiques de cette époque, c'est une certaine habileté dans la combinaison des actes et des scènes. Toutes ces pièces ont un air de famille, semblent taillées sur le même patron ou sorties du même moule : elles s'agitent toutes d'un mouvement semblable, entre le récit traditionnel qui forme l'ouverture et le récit un peu moins long qui raconte le dénoûment. La question qu'il s'agit de traiter est réduite à son expression la plus simple par l'élimination sévère de tout élément étranger. Le problème final est posé dès le premier acto: le second acte promet, le troisième menace, le quatrième inquiète, et le cinquième résout. Joignez à cela l'appareil obligatoire d'un songe, d'un poignard, d'une conjuration, d'une coupe empoisonnée; jetez sur le tout des confidents, des tirades, des métaphores et surtout des périphrases, une scrupuleuse et continuelle noblesse de diction : vous avez une tragédie. Pas n'est besoin de dire que l'unité de temps et de lieu est de rigueur, dussent les Templiers, par exemple, être accusés, jugés, condamnés et brûlés dans les vingt-quatre heures. Aussi l'intrigue tragique, impuissante à embrasser toute une action, en laisse généralement au dehors la meilleure partie : l'exposition s'en charge; la pièce ne se réserve qu'un fail étroit, amaigri par l'abstraction. Oh! mon ami, écrivai Ducis, quelle dure chose que de soutenir cinq actes avec le remords! >>

Les personnages se ressentent de cette tyrannie de l'action. Ils n'ont ni le temps, ni la place de se développer librement

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