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raineté étant la volonté générale, la volonté générale ne se représente point', elle s'exprime. Enfin, il alla jusqu'à reconnaître que, « à prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de véritable démocratie, et qu'il n'en existera jamais 2. » Il était difficile de renverser plus courageusement ses propres prémisses sous le choc de leurs conséquences.

sa morale.

La liberté qui inspirait la politique de Rousseau, éclata d'une manière plus puissante encore dans sa morale. Tan dis que la plupart des philosophes de son époque asservissaient l'homme à la sensation et méconnaissaient le plus noble de ses attributs, celui d'être le premier moteur, le principe libre et responsable de ses actes; tandis que Voltaire même hésitait, et, rabaissant la question pour paraître l'éclaircir, confondait la liberté morals avec l'absence de contrainte, Jean-Jacques proclama hautement la liberté comme un fait : il plaça dans ce privilége de l'homme, bien plus encore que dans l'entendement, la distinction spécifique qui le sépare de l'animal. C'est même dans la conscience de sa liberté qu'il trouva la preuve la plus éclatante de la spiritualité de son âme. Aussi le spiritualisme de Rousseau a-t-il quelque chose de fier, comme le sentiment qu'un honnête homme a de sa probité. Il n'est pas la conclusion laborieuse d'un syllogisme, mais une vérité première donnée par l'évidence et qui défie toutes les chicanes du sophisme; c'est la liberté morale qui se voit et se touche elle-même.

C'est sur cette base que Rousseau entreprend de fonder toute sa philosophie. L'Emile en est le monument le plus

1. Contrat social, liv. III, chap. xv. -Aussi dans les états constitutionnels le peuple ne choisit-il pas des mandataires pour les charger de sa volonté, mais des délégués pour examiner ce qui est conforme à la raison génerale. Une chose n'est pas juste par cela seul que le peuple la veut; mais le peuple, s'il est assez éclairé, la veut parce qu'elle est juste.

2. Contrat social, hv. III, chap. iv.

3. « Je suis libre de sortir de ma chambre, disait-il, quand j'en ai la clef dans ma poche. »

4. Discours sur l'origine de l'inégalité, p. 244.

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complet et le plus beau. Ce livre, qu'on a nommé la déclaration des droits de l'enfant1, est à la morale religieuse ce que le Contral social était à la politique. Le même esprit y domine et y produit des erreurs analogues. Le principe fondamental de l'ouvrage, ainsi que de toute la morale de Rousseau, c'est que « l'homme est un être naturellement bon : » l'éducation ordinaire le déprave, en subsistuant à la rectitude originelle de la nature les vices contagieux de la société. Sur ce principe, Rousseau « établit l'éducation négative comme la meilleure ou plutôt comme la seule bonne. Elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices; elle n'apprend pas la vérité, mais elle préserve de l'erreur. Il s'agit donc de paralyser autour de l'enfant toute influence étrangère, et de laisser agir en paix sa liberté. Jean-Jacques isole son élève : il veut lui faire inventer les sciences, les arts, la religion, Dieu même, par le seul élan de sa liberté, par l'expansion naturelle et spontanée de son âme. Étrange et merveilleux spectacle que celui d'un homme qui, dans ses orgueilleuses espérances, repoussant toute la tradition, prétend refaire chaque jour l'œuvre des siècles, et donner à l'individu toute la force de l'humanité!

Mais n'y a-t-il pas plus de vérité et en même temps plus de grandeur dans la pensée de Pascal, rendant toutes les générations solidaires, et considérant le genre humain comme un seul homme qui vit toujours et qui apprend sans cesse ? Chez Rousseau, on sent partout la présence d'une société en dissolution, dont l'homme qui rêve la vertu a besoin de se séparer, au moins en idée, comme le stoïcien d'autrefois s'isolait de la corruption de l'empire. Vain effort! l'homme ne peut s'enfermer en lui-même et être seul son univers. La tradition du genre humain, que Rousseau veut éloigner de so n disciple, revient malgré lui l'instruire et le moraliser. Est-il autre chose, en effet, ce maître si assidu, si prévoyant, qui dispose tout autour d'Emile pour que chaque incident devienne une leçon? L'indépendance de l'élève n'est ici qu'apparente :

4. Dr Mager.

Goethe va plus loin et l'appelle l'évangile naturel de l'éducation, das Natur evangelium der Erziehung. 2. Lettre à M. de Beaumont, p. 48, 33 et 34.

LITT. FR

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c'est toujours la société qui transmet à son nouveau membre le dépôt des antiques traditions.

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Rousseau a éloigné de son élève l'enseignement religieux, comme toute autre leçon. Émile a dix-huit ans et n'a pas encore entendu prononcer le nom de Dieu. Mais avec quelle puissance de talent Jean-Jacques rachète cette erreur de son système! A l'âge où commencent à gronder les orages du cœur, il conduit son disciple, aux premiers rayons du jour, sur le sommet d'une colline, au centre d'un paysage couronné dans l'éloignement par la chaîne des Alpes; et là, comme Platon au promontoire de Sounion, en présence de cette sublime nature, qui semble étaler à leurs yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à leurs entretiens,» il lui apprend qu'il y a un Dieu et que son âme est immortelle. On a vu plus haut' quelle impression profonde cette scène avait produite dans l'esprit de Voltaire, et quel hymne de foi et d'adoration une promenade semblable, inspirée par ce souvenir, avait arraché au sceptique vieillard. Si Rousseau, pour chercher la vérité, a réduit l'homme à ses forces individuelles, du moins les lui a-t-il laissées tout entières il n'a pas étouffé la voix du sentiment, le cri véridique du cœur, trop méconnu par la philosophie du dix-huitième siècle.

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Si l'éloquence consiste surtout à trouver le chemin des esprits et des cœurs, Rousseau, malgré toutes les erreurs de sa doctrine, fut un véritable orateur religieux pour son époque. Au milieu du silence timide et des ménagements mondains de la chaire chrétienne, lui seul éleva une voix puissante pour rétablir, avec la double autorité du sentiment et de la raison, les vérités primitives obscurcies ou déniées autour de lui. Ses attaques mêmes contre la révélation sont d'un ton bien différent de celles des encyclopédistes. Plus franches et plus hardies, elles sont aussi plus respectueuses, et l'éloge le plus éloquent qu'on ait fait de l'Évangile se trouve dans la Profession de foi du vicaire savoyard.

La morale de Rousseau (je ne parle que de celle de ses

4. Dans la note de la page 487.

livres1) est entièrement chrétienne et un peu calviniste. Le souffle des glaciers de la Suisse, en passant sur cette âme ardente, y a laissé quelque chose d'austère et de triste. Ennemi systématique des arts et de toute expansion de l'âme, il se rencontre dans cette proscription sévère avec les théologiens rigoureux, les docteurs de la voie étroite. Comme Port-Royal, il dédaigne les lettres, tout en y excellant; comme Bossuet, il écrit une Lettre contre les spectacles, et c'est un de ses ouvrages les plus éloquents. Ces deux grands hommes, partis de deux points bien divers, anathématisent également tout ce qui allume les passions et augmente l'intensité de la vie. Ils redoutent qu'en s'épanouissant elle ne trouve auprès d'elle soit le péché, soit la civilisation et ses vices. Combien est plus philosophique et plus religieux pour cette fois le vaste bon sens de Voltaire écrivant à Cideville : « Mon cher ami, il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C'est un feu que DIEU nous a confié; nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments". »

Rousseau a passé pour le plus inconséquent des philosophes, parce que l'instinct de son génie échappait souvent aux entraves de ses doctrines. L'homme qui proscrivait le théâtre et les arts a écrit un roman qui respire l'ivresse de la passion. Sans doute, en composant la Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques se mettait en contradiction avec ses principes, mais non pas, comme on l'a trop dit, avec les lois véritables de la morale. Ce livre assurément n'est pas fait pour tout le monde; mais la peinture d'un amour exalté, sérieux et profond, qui rentre bientôt sous le joug d'un devoir austère et même romanesquement héroïque, était encore plus pure que les mœurs générales de la société contemporaine. Les égarements qu'elle représentait étaient au moins ceux du cœur.

1. On lui a souvent reproché les hontes de sa conduite qu'il a aggravées en les divulguant. Nous sommes loin de prétendre les justifier; mais il faut louer le moraliste de n'avoir pas fait fléchir la règle qui le condamnait, et d'avoir été aussi rigoureux dans sa doctrine que s'il n'avait eu rien à craindre de ses principes.

2. Correspondance generale, t. I, lettre ccxxxv.

sa poésie.

Rousseau avait rappelé avec effort la politique et la morale à la nature; il y ramena la poésie en passant, et c'est là que s'exerça son influence la moins mélangée, la plus complétement bienfaisante. Sans daigner se faire ni critique, ni législateur littéraire, il fit pâlir, par le contraste de ses pages brûlantes, cette poésie froidement spirituelle qui ne consentait à regarder la campagne qu'à travers les fenêtres dorées des salons. «Nos talents, nos écrits, disait-il, se sentent de nos frivoles occupations : agréables, si l'on veut, mais petits et froids comme nos sentiments, ils ont pour tout mérite ce tour facile qu'on n'a pas grand'peine à donner à des riens1. » Dès son début, il n'avait pas craint de porter une main hardie jusque sur l'idole du siècle, et de mettre le doigt sur la plaie de Voltaire : « Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à notre fausse délicatesse, et combien l'esprit de galanterie, si fertile en petites choses, vous en a couté de grandes'!» Pour lui, élevé loin de Paris, où l'homme est si grand et la nature si petite, plein des souvenirs de ses belles inontagnes, de ses beaux lacs de la Suisse, ayant vingt fois passé et repassé à pied, dans ses voyages solitaires, à travers les plus beaux sites de la France et de la Lombardie, il avait de bonne heure ouvert son âme à cette voix enchantereese de la campagne : devenu homme et écrivain, il prit assez ses franches coudées avec le public pour oser lui plaire par une voie inusitée. Il jeta donc naïvement dans ses écrits toutes ces pures et poétiques émotions : ils en reçurent un charme inouï. Soit qu'il nous montre les rochers de Meillerie avec le lac majestueux qui se déroule à leurs pieds, avec leurs forêts de noirs sapins, et les riants et champêtres asiles cachés dans un de leurs replis; soit qu'il fixe nos yeux et notre cœur sur sa tranquille solitude des Charmettes, plus simple, plus commune, mais parfumée de tous les souvenirs

4. Lettre à d'Alembert.

2. Discours sur les sciences et le urts, le partie.

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