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prit'. Cet effort de l'esprit, que Bourdaloue imposait à ses auditeurs, allait quelquefois jusqu'à un intérêt en quelque sorte dramatique. Il m'a souvent ôté la respiration, dit Mme de Sévigné, par l'extrême attention avec laquelle on est pendu à la force et à la justesse de ses discours; et je ne respirais que quand il lui plaisait de les finir pour en recommencer un autre de la même beauté2. » Son débit semblait conspirer avec la sévère impassibilité de sa composition. Son visage était immobile, ses yeux fermés, sa prononciation rapide, sa voix monotone, et ses inflexions toujours les mêmes. Tout dans ses discours était médité, écrit, appris; l'improvisation n'aurait pu trouver place entre les anneaux fortement serrés de cette chaîne.

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Massillon récitait aussi, mais il récitait avec charme. Sur la réputation seule de son débit, l'acteur Baron voulut assister à un de ses discours. « Voilà, disait-il en sortant du sermon, voilà un orateur; et nous ne sommes que des comédiens'. » Au moment où Massillon paraissait dans sa chaire, il semblait vivement pénétré des grandes vérités qu'il allait dire; les yeux baissés, l'air modeste et recueilli, sans mouvements violents et presque sans gestes, mais animant sa parole par un ton affectueux et pénétrant, il répandait dans son auditoire le sentiment religieux que son extérieur annonçait. Il ne s'adressait pas au raisonnement comme Bourdaloue, il allait droit à l'âme; mais il l'agitait sans la renverser, la pénétrait sans la déchirer. Il descendait au fond des cœurs pour y sonder ces replis cachés où les passions s'enveloppent, ces sophismes secrets dont elles savent nous aveugler et nous séduire. Pour combattre et détruire ces erreurs, il lui suffisait presque de les développer. Son éloquence pleine d'onction et de tendresse subjugue moins qu'elle n'entraîne ; et tout en nous offrant la peinture de nos vices, il sait encore nous attacher et nous plaire. Sa diction, toujours facile, élégante et pure, est partout d'une simplicité noble unie à l'harmo

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3. L'étonnement de Baron a de quoi nous surprendre. S'attendait-il dono à un résultat différent?

nie la plus douce; et, ce qui met le comble au charme que fait éprouver ce style enchanteur, on sent que tant de beautés ont coulé de source et n'ont rien coûté à celui qui les a produites 1.

Son Avent et son Carême, prêchés à Versailles devant Louis XIV, sont une suite presque continuelle de chefsd'œuvre. Le Petit Carême, prêché en 1718 devant Louis XV âgé de neuf ans, est peut-être plus remarquable encore par l'union merveilleuse de l'éloquence et de la simplicité. « Il semble, comme le lui dit l'abbé Fleury, en le recevant à l'Académie française, qu'il ait voulu imiter le prophète qui, pour ressusciter le fils de la Sunamite, se rapetissa pour ainsi dire en mettant sa bouche sur la bouche, ses yeux sur les yeux, et ses mains sur les mains de l'enfant. » Le jeune roi goûta fort ces discours, et il en parlait souvent au même cardinal, son précepteur, qui, malgré ses éloges officiels, n'aimait guère plus en Massillon l'orateur que l'oratorien.

Mais quoique mis, par un art admirable, à la portée d'un prince enfant, ces sermons s'adressaient principalement aux hommes chargés de gouverner sous son nom. Massillon connaissait les grands: il savait qu'en général le premier besoin de leur orgueil, c'est de se tenir séparés de la foule. Il leur présenta donc des vues, des motifs, des devoirs qui les ennoblissaient, qui les élevaient encore, et composa avec leur vanité dans l'intérêt de la bienfaisance.

Avec Massillon, l'éloquence de la chaire entre dans une phase nouvelle; sans cesser d'être religieuse, elle devient surtout philosophique. Nous sommes déjà bien loin des sermons où Bossuet faisait parler dans toute leur majesté puissante l'Écriture sainte et les Pères de l'Église. Massillon est moins un apôtre qu'un moraliste, il étudie le cœur humain plus que la tradition de l'Église, et quand ses contemporains s'étonnent qu'un homme voué par état à la retraite puisse faire des peintures si vraies des passions: C'est en me sondant moi-même, répond-il, que j'ai appris à tracer ces peintures. C'est encore ici l'esprit de Descartes qui se dégage de plus en plus de

4. D'Alembert, Histoire des membres de l'Académie française, t. I, p. 8.

l'influence dogmatique. Le style de Massillon subit les conséquences de cette révolution accomplie dans la pensée. Au lieu des traits hardis qui dans Bossuet brillent et jaillissent comme l'éclair, Massillon fait luire une lumière douce et continue, qui s'augmente progressivement jusqu'à ce que la vérité apparaisse dans tout son jour. Souvent il ne présente dans une page qu'une seule et même idée, diversifiée, il est vrai, par toutes les richesses que peut fournir l'expression, mais qui ne se développe cependant qu'avec quelque lenteur. On a comparé son procédé à celui de Sénèque : c'était faire tort à l'orateur français, qui n'insiste pas sur son idée pour faire parade d'esprit, mais pour pénétrer plus profondément dans les cœurs. Il y aurait plus de justice à le rapprocher de Cicéron, à qui toutefois ses sujets permettaient plus de chaleuret de variété.

Les trois grands sermonnaires qui prêchèrent tour à tour devant Louis XIV semblent avoir répondu, par le caractère de leurs talents, aux divers âges du monarque et aux besoins successifs de la société dont il était l'âme. Dans une cour jeune, brillante, passionnée, Bossuet fait éclater la divine parole avec toutes les splendeurs de la plus vive imagination. Il est fort, entraînant, terrible. Dans l'âge de la politique, de la réflexion, de la maturité, Louis entendit les puissantes argumentations de Bourdaloue, qui possédait le talent de raisonner au même degré que Bossuet celui de peindre. Pleine d'intrigues et d'ambitions, tout occupée par conséquent à étudier les hommes, la cour suivait avec plaisir l'orateur qui savait si bien les analyser. Mais quand le malheur vint donner au grand roi des avertissements sévères, une autre voix plus consolante, même dans ses reproches, le conduisit dans la solitude et parla à son cœur. Fatigué de grandeur, d'efforts et de disgrâces, le roi prêta volontiers l'oreille aux leçons de cette douce sagesse qui se voilait d'élégance, de grâce ef d'harmonie. C'est elle aussi qui devait clore l'éclatante pé riode de ce règne, en prononçant sur le tombeau du monarque ces sublimes paroles: Dieu seul est grand 1.

!. Ainsi commence l'Oraison funèbre de Louis XIV, par Massillon.

Ainsi la prédication catholique venait, sans le vouloir, sans y songer, tendre la main à la philosophie purement humaine. Voltaire fera de Massillon une étude assidue, et traduira plus d'une fois dans ses vers la belle prose de l'orateur moraliste1.

Saint-Évremont; La Rochefoucauld; La Bruyère.

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Même pendant le cours du dix-septième siècle la philosophie morale s'était perpétuée en dehors du sanctuaire avec un éclat moins brillant, il est vrai, mais sans interruption. Saint-Évremont, homme du monde plutôt qu'écrivain, avait dû à cette qualité même une immense renommée. Ses ouvrages manuscrits circulaient avec faveur dans la société où ils étaient nés. Comme c'était un privilége de les entendre, l'amour-propre se croyait intéressé à en faire l'éloge : la vavité augmentait l'admiration. « Un ouvrage donné en feuilles, sous le manteau, aux conditions d'être rendu de même, dit La Bruyère, s'il est médiocre, passe pour merveilleux : l'impression est l'écueil. La vogue de Saint-Évremont survécut même à cette redoutable épreuve. Ce n'est pas que sa pensée soit d'une grande force ou son style d'un bien vif éclat; mais on retrouve en lui la finesse d'observation d'un homme qui a beaucoup vécu dans le monde, et la conversation ingénieuse et facile de la haute société de son époque. Dans sa longue carrière', dont une partie se passa en exil, Saint-Évremont semble un témoin chargé d'assister au grand siècle, et mis un peu à l'écart pour le mieux contempler. Disciple de Voiture et maître de Voltaire, il a infiniment moins d'affectation que le premier, d'esprit et de sagacité que le second; mais il sert pourtant de transition entre ces deux hommes. Sa destinée, en le fixant en Angleterre, paraissait vouloir faire de lui le précurseur du philosophe qui le premier nous apprit à

1. La Harpe en cite des exemples dans son article sur Massillon, Cours de littérature, t. VII.

2. De 1613 à 1703. OEuvres principales: Observations sur Salluste et Tacite; Reflexions sur la tragédie et la comédie; Discours sur les belleslettres: Reflexions sur l'usage de la vie; lettres; poésies.

LITT. FR.

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connaître cette noble contrée ; mais ses préjugés tout français l'empêchèrent de voir au delà du détroit autre chose que la France. Spirituel causeur, épicurien de bon goût, moraliste élégant et superficiel, il se piqua plus de vivre que d'écrire, et se conforma pleinement à sa maxime: Nous avons plus d'intérêt à jouir du monde qu'à le connaître.

Un moraliste dont le nom est resté plus célèbre, grâce à la r are distinction de son style, à la forme concise, ingénieuse, frappante de ses observations, c'est François de Marsillac, duc de La Rochefoucauld1. Ses Maximes ou Réflexions morales, qui parurent en 1665, sont en quelque sorte un feu continu de remarques fines, spirituelles, paradoxales. C'est le premier ouvrage publié en France dans ce style vif et coupé. Če livre, selon Voltaire, fut un de ceux qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation et à lui donner un esprit de justesse et de précision. Ses Mémoires sont lus, dit ailleurs cet excellent juge, et on sait par cœur ses Pensées. Toutefois, dans La Rochefoucauld, le philosophe est loin de valoir l'écrivain. Ses Maximes ne sont guère qu'une perpétuelle variante de cette pensée fausse, c'est-à-dire outrée, que toutes les actions humaines n'ont pour mobile que l'amour-propre. L'auteur ne voit qu'un des deux côtés de la nature morale. Il sépare les deux instincts qui la composent, et retranche absolument le plus noble. Il prend l'accident pour la règle, et nie la vertu parce qu'il y a des cœurs vicieux. Au reste, pour corriger son erreur, il suffit de restreindre ce qu'il généralise, et d'entendre de quelques individus ce qu'il affirme de la nature humaine. La Rochefoucauld était un courtisan plutôt qu'un philosophe. Il avait vécu dans un monde égoïste, au milieu des mesquines agitations de la Fronde. Il connaissait les hommes il s'est trompé en croyant connaître l'homme.

La forme des Maximes ne laissait pas d'avoir quelque chose de monotone dans sa concision affectée. Ces étincelles qui brillent à chaque ligne pour s'éteindre aussitôt et qui n'ont pour objet que de vous surprendre, finissent par lasser les yeux. Un écrivain plus éminent que La Rochefoucauld sut

4. 1613-4690.

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