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rieure à la double conquête romaine et germanique, à la double civilisation hellénique et chrétienne, et dont le caractère persévérera sous tant de modifications diverses. C'est d'elle que nous allons d'abord parler.

« Pour bien comprendre l'histoire de la nation française, dit avec raison Heeren, il est essentiel de la considérer comme issue de la race celtique. C'est ainsi seulement qu'on peut s'expliquer son caractère si différent de celui des Allemands, caractère qui, malgré les divers mélanges qu'eut à subir la population celtique, est demeuré tel encore chez les Français, que nous le trouvons dessiné dans César. »

Les Celtes apparaissent dans l'histoire comme un peuple hardi, entreprenant, dont le génie n'est que mouvement et conquête. On les retrouve partout dans le monde, à Rome, à Delphes, en Égypte, en Asie, toujours courant, toujours pillant, toujours avides de butin et de danger. Ce sont de grands corps blancs et blonds, qui se parent volontiers de grosses chaînes d'or, de tissus rayés et brillants, comme le tartan des Écossais, leurs descendants. Ils aiment en tout l'éclat et la bravade; ils lancent leurs traits contre le ciel quand il tonne, marchent l'épée à la main contre l'Océan débordé, vendent leur vie pour un peu de vin, qu'ils distribuent à leurs amis, et tendent la gorge à l'acheteur, pourvu qu'un cercle nombreux les regarde mourir. Race sympathique et sociable, ils s'unissent en grandes hordes et campent dans de vastes plaines. Il est une chose qu'ils aiment presque autant que bien combattre, c'est finement parler. Ils ont un langage rapide, còncis dans ses formes, prolixe dans son abondance, plein d'hyperboles et de témérités1. Du reste, ils savent écouter dans l'occasion: avides de contes et de récits, quand ils ne peuvent aller les chercher eux-mêmes par le monde, ils arrêtent les voyageurs au passage, et les forcent à leur raconter des nouvelles. Courage, sympathie, jactance, esprit, curiosité, tels sont les traits principaux sous lesquels les auteurs anciens nous peignent les Gaulois nos aïeux.

S'il s'agissait ici d'une étude d'ethnographie ou de linguis

4. Diodore de Sicile, liv. IV.

tique, il faudrait, pour être exact, subdiviser, avec M. Am. Thierry, la race gauloise en deux familles, parlant deux idiomes analogues, mais distincts, l'une, celle des Gaëls, fixée plus anciennement sur le sol de la Gaule, prédominante dans les provinces de l'Est et du Centre, et envahissant de là l'Irlande et la haute Écosse; l'autre, celle des Kymris, faisant partie d'une migration plus récente et répandue surtout à l'ouest de la Gaule, ainsi qu'au sud de l'île de Bretagne1. Nous devons négliger ici cette subdivision, qui n'est point radicale. Les deux populations et les deux langues appartiennent à la même souche, à la souche celtique; et le peu de mots que nous en pouvons dire se rapportent indistinctement aux deux rameaux.

Influence des idiomes celtiques sur la langue française.

Les idiomes celtiques se rattachent, par leur origine, à la grande famille indo-européenne, qui comprend le sanscrit, le zend, le grec, le latin, les idiomes germaniques et les idiomes slaves. Ils s'y rapportent par leurs conditions essentielles, ils en sont parents à un degré éloigné, mais ils en sont encore parents.

On croit généralement que l'invasion romaine transforma complétement la Gaule: il est sûr que les classes supérieures de la population adoptèrent avec empressement les mœurs et le langage des vainqueurs. Là, plus encore qu'en Bretagne, les lettres furent un instrument de conquête; toutefois sous cette surface uniforme et brillante dormait l'antique génie de la Gaule. La vieille langue des aïeux, presque exilée des grandes villes, se conservait vivante et révérée dans les hameaux, dans

4. Un professeur que vient de perdre l'Allemagne, J. C. Zeuss, a publié en latin la grammaire la plus complète des divers idiomes celtiques : Grammatica celtica. Lipsia, 1853. Nous possédions déjà depuis 1838 la Grammaire celto-bretonne de Le Gonidec, et depuis 1834 son Dictionnaire celto-breton réimprimé en 1848. En Angleterre Shaw, Edward Davies, Armstrong et la Highland Society of Scotland, ont publié d'importants travaux sur les langues des populations celtiques.

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Les

2. J. J. Ampère, Histoire de la littérature française, t. 1, p. 33. savantes Recherches sur les langues celtiques de M. F. Edwards, ont mis cette parenté dans tout son jour. M. A. Pictet en a fait le sujet d'un ouvrage spécial: De l'affinité des langues celtiques avec le sanscrit, Paris, 1837.

les campagnes, au bord des forêts druidiques. L'érudition en a suivi pieusement les traces d'âge en âge, à travers le texte des écrivains latins'. Au sixième siècle, le poëte Fortunat rend encore témoignage de son existence et de ses inspirations lyriques. A cette époque le celtique recule devant les conquérants germains; il se replie pas à pas et comme en grondant jusque dans l'Armorique, son dernier et inexpugnable asile. C'est là qu'aujourd'hui encore, après tant de siècles, tant d'invasions, tant de bouleversements, il subsiste tel qu'on le parlait au sixième siècle de notre ère. Au milieu des changements universels de l'Europe, la Bretegne semble demeurer immobile; et, pareille à ses mystérieux dolmens, elle s'élève dans un coin de la France comme l'ombre de notre passé, comme le dépositaire des vieilles mœurs et des antiques souvenirs".

Non contente de se perpétuer dans une de nos provinces, la langue celtique a laissé des traces nombreuses dans le reste de la France. Plusieurs milliers de mots français paraissent n'avoir pas d'autre origine. M. F. Edwards a recueilli, dans sa Lexicographie, une quantité innombrable de termes français et anglais dérivés des idiomes qu'ont parlés les Gaulois. Cet

4. Larue, Essai historique sur les bardes, discours préliminaire. 2. Venantius Fortunatus, liv. VII, p. 270.

3. Voyez dans les Chants populaires de la Bretagne, recueillis par M. de La Villemarqué, une satire de Taliesin, barde gallois du sixième siècle, et comparez-la avec la version en breton moderne que le même éditeur a placée en regard. Il résulte des curieux travaux de M. F. Edwards, que le breton modeine a subi des pertes plutôt que des changements.

4. Un fait récent vient de prouver que, malgré la séparation séculaire des Bretons et des Gallois, la langue qu'ils parlent n'a pas subi de changements essentiels. A la fin de décembre 1859, un navire anglais fit naufrage sur la presqu'ile de Quiberon. L'équipage fut sauvé et conduit à Sarzeau, près de Vannes. Aucun des naufragés ne savait le français; mais parmi eux se trouvait un Gallois. Il comprit le langage des Bretons, leur parla le sien, et servit d'interprète à ses compagnons.

5. Recherches sur les langues celtiques. La Lexicographie embrasse toute la seconde moitié du volume. Nous citerons comme exemples les premiers mots qui tombent sous nos yeux : fr. havre; gall., bret. et gaël. écoss. aber. Fr. amarre; bret. et gaël. éc. amar. Fr. arsenal; gall. et bret. arsenal. Fr. attiser; br. atizer. Fr. bec; gall. bek. boucle; br. bucel; gaël. éc.

-

tők.

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Fr. bac; br. bak.

-

Fr.

bucal., irl. bucla.-Fr. botte; gall. bot. ; br. botez.

br. karg. Fr. charge, cargaison ;

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Fr. barre; br. barr.

Fr. bouc; br. bouch,

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Fr. parc; br. park.

Fr. rue; br. rú.

Fr. toque; br.

Fr. porche; br.porz.

héritage ne se borne pas à la partie matérielle de la langue, aux mots qui désignent les objets; il s'étend aux procédés généraux de l'élocution, à l'esprit de la grammaire, c'est-àdire à ce qu'il y a de plus intime et de plus ineffaçable dans un peuple. On a remarqué avec raison que la différence la plus caractéristique qui sépare le français du latin consiste dans l'emploi de l'article et dans la suppression des désinences de la déclinaison. Or, l'usage de l'article appartient aux idiomes celtiques, quoique le mot dont nous avons fait notre article soit d'origine latine (ille, illa, etc.). Quant aux déclinaisons, il n'en existe ni dans le dialecte gallois ni dans le breton: il était naturel que les peuples qui parlaient ces langues continuassent à s'en passer quand ils se mirent à apprendre le latin. Mais une circonstance bien plus frappante, c'est qu'un des dialectes gaulois, le gaël, qu'on parle encore en Écosse et en Irlande, possédait une ébauche de déclinaison dans laquelle le nominatif et le génitif singuliers se tournaient au pluriel en sens inverse; en sorte que le nominatif de chacun des deux nombres était en même temps le génitif de l'autre1. Or, cette interversion des formes au pluriel, si bizarre en elle-même, se retrouve précisément dans la fameuse règle de I's constatée par Reynouard, et qui régit également, au commencement du moyen âge, les deux dialectes français dont nous parlerons bientôt. Bien d'autres procédés d'expression

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2. Cette règle consiste dans l'emploi de l's final au nominatif singulier des noms masculins, et aux cas obliques du pluriel. Ainsi on disait au singulier : Nominatif, rois (roi), Génitif et cas obliques, roi.

Au pluriel:

Nom., roi,

Génitif et cas obliques, rois.

Il est vrai qu'on peut expliquer la présence ou l'absence de l's dans ces divers cas par l'imitation de la langue latine, qui souvent l'admet au nominatif singulier et à certains cas obliques du pluriel; tandis qu'elle le rejette aux cas obliques du singulier et au nominatif du pluriel : dominus, domino, et domini dominis.

sont communs à l'ancienne et à la nouvelle France. L'une et l'autre suivent dans la phrase une marche analytique et aiment la construction directe. Toutes deux rendent le passif à l'aide de l'auxiliaire être; toutes deux expriment deux fois la négation (ne pas, né két) et en séparent les deux éléments par le verbe. Plusieurs formes de la numération française ont certainement une origine celtique. Les nombre seplante et octante étaient latins; soixante et dix et quatre-vingts sont gaulois. Les Bretons aiment la multiplication par vingt : ils disent deux-vingts pour quarante, trois-vingts pour soixante, etc.; ils disent encore, comme nos aïeux, six-vingts et quinze-vingts.

L'esprit celtique se retrouve dans plusieurs de nos idiotismes. Le verbe faire, suivi d'un infinitif, faire batir, cette tournure si essentiellement française, appartient à la langue des Bretons. Ils disaient avant nous allez voir, aimer à pare ler, savoir chanter. Ils construisaient comme nous les pronoms personnels régimes d'un verbe : il me voit; je vous aime.

Il n'est pas jusqu'à la prononciation française qui ne témoigne de notre descendance. Tous les sons simples du français se retrouvent dans le breton, et tous ceux du breton, à l'exception d'un seul (le ch ou le x), sont aussi dans notre langue l'u et l'e très-ouvert, l'e muet, si rare partout ailleurs, le j pur, inconnu à toute l'Europe, les deux sons mouillés du et du n (comme dans les mots bataille et dignité), sont communs à la langue française et aux idiomes celtiques. Le t euphonique (viendra-t-il), cette singularité de notre langue, est, dit M. Edwards, très-fréquent dans le gaëlique. Ce savant a même cru reconnaître que la différence si tranchée entre la prononciation du nord et celle du midi de la France correspond jusqu'à un certain point à une différence analogue dans les idiomes primitifs des Gaulois. Par exemple, l'idiome breton, parlé alors dans les provinces du Nord, emploie fréquemment l'n nasal, qu'on ne trouve pas dans le gaëlique, dialecte des Gaulois du Midi.

Cette persistance du langage nous étonnera moins si nous songeons que la race celtique a conservé avec la même ténacité ses coutumes, ses mœurs et même ses lois. Un savant jurisconsulte a montré dans le droit coutumier de la

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