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comme chez Balzac, la forme extérieure et vide de l'éloquence; ici c'est la langue de tout le monde frappée à l'empreinte du génie d'un seul ici la parole reprend son rôle naturel, elle n'est que le vêtement modeste et décent de la pensée. Chose remarquable! cette subordination lui donne toute sa valeur. En effet, comme Descartes l'a dit lui-même, « ceux qui ont le raisonnement le plus fort et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton et qu'ils n'eussent jamais appris la rhétorique1.» Voici enfin la parole qui se propose de persuader, c'est-à-dire d'atteindre le but de l'éloquence. Aussi devient-elle aussitôt grave, sévère, imposante, quelquefois impérieuse; on croit entendre le ton de la vérité aux prises avec les sophismes. Au lieu de s'amuser à orner son expression, c'est-à-dire à la gâter, le philosophe marche toujours droit devant lui; on sent que tout son désir est de vous convaincre. Ses idées s'enchaînent, ses raisonnements se pressent, son langage devient un tissu d'idées que rien ne peut rompre. • Dès que le Discours de la Méthode parut, à peu près en même temps que le Cid, tout ce qu'il y avait en France d'esprits solides, fatigués d'imitations impuissantes, amateurs du vrai, du beau et du grand, reconnurent à l'instant même le langage qu'ils cherchaient. Depuis on ne parla plus que de celui-là, les faibles médiocrement, les forts en y ajoutant leurs qualités diverses, mais sur un fonds invariable devenu le patrimoine et la règle de tous".

Pascal et Port-Royal.

Le style de Descartes, malgré sa perfection, ou plutôt à cause de sa perfection, ne possède que les qualités de son sujet. Il ne s'adresse qu'à l'intelligence, et n'a que cette cha

1. Discours de la Méthode, Ire partie, § 9.

2. Ainsi s'exprime, sur le premier chef-d'œuvre de la langue du dix-septième siècle, un écrivain qui semble en avoir conservé parmi nous toutes les belles traditions, M. V. Cousin, Rapport à l'Académie française sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées de Pascal, p. 5.

leur contenue qui anime et vivifie la discussion. O chair! s'écriait dédaigneusement ce philosophe en apostrophant le plus illustre de ses contradicteurs, Gassendi, qui lui répondait avec non moins de justesse: 0 idée !

Entre la chair et l'idée il y avait place pour l'âme : Pascal est le complément nécessaire de l'apôtre de la raison pure. Non moins effrayant que Descartes par la hauteur de son génie, il nous attache plus vivement à sa personne : on sent que les passions et la souffrance ont passé par là. « S'il est plus grand que nous, c'est qu'il a la tête plus élevée, mais il a les pieds aussi bas que les nôtres.» Quand on ouvre son livre, on est tout étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme 2.

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Dès son enfance, Pascal' épouvantait son père de la grandeur et de la puissance de son génie*. A douze ans, seul et sans livres, il inventait, à ses heures de récréation, les éléments de la géométrie, dont il ignorait les termes. A seize ans il composait son Traité des sections coniques. Bientôt son organisation fléchit sous cette activité dévorante. Depuis l'âge de dix-huit ans, Pascal ne passa pas un seul jour de sa vie sans souffrir.

Sa jeunesse s'ouvre par quelques années bien différentes de la vie austère et désolée que nous rappelle son nom. Les médecins lui ayant interdit tout travail, il se jeta dans l'agitation du monde et prit le goût de ses plaisirs. C'est à cette époque que nous devons les charmantes pages du Discours sur les passions de l'amour. Pascal n'y a point encore sa grande manière si ferme et si concise, mais son style est empreint d'une fraîcheur pleine de suavité. On aime à trouver sous cette plume qui devait écrire de si grandes choses, les observations les plus délicates, rendues avec une vérité de

1. Pensées diverses, CVII, édition Faugère, t. I, p. 211. 2. Pensées sur l'éloquence et le style, IX, t. I, p. 249.

3. Blaise Pascal, né à Clermont (Auvergne), en 1628, mourut à Paris en

1662.

4. Expressions de sa sœur, Mme Périer.

5. Publié pour la première fois par M. Cousin, dans la Revue des deuxMondes, et qui fait partie des Pensées, Fragments et Lettres de l'édition de M. P. Faugère, t. I, p. 105.

sentiment qui touche et attendrit. Ce discours est comme une de ces riantes vallées qu'on rencontre tout à coup dans un repli d'une haute et sévère montagne. La vie mondaine de Pascal fut de courte durée; un accident qui mit ses jours en danger le rappela aux sentiments religieux de son enfance, et le jeta entre les bras des solitaires de Port-Royal.

Aux portes de Paris, à trois lieues de Versailles, le dixseptième siècle voyait une dernière et mémorable reproduction des austérités de la Thébaïde et des ascétiques travaux de Lérins. Le monastère de Port-Royal, abbaye de filles de l'ordre de Cîteaux, fondé en 1204 par la comtesse Mathilde de Garlande, femme de Mathieu Ier de Montmorency-Marly, parti deux ans auparavant pour la quatrième croisade, s'élevait dans un lieu sauvage nommé autrefois Porrois1. Livré longtemps à l'oiseuse existence des couvents vulgaires, PortRoyal tomba, au commencement du dix-septième siècle, sous la direction de la famille d'Arnauld, le célèbre avocat de l'Université contre les jésuites en 1594. Mais ce fut le monastère qui conquit la famille; la jeune Angélique-Jacqueline Arnauld, nommée abbesse à sept ans et demi par des influences toutes mondaines, fut touchée de la grâce et entreprit la réforme du couvent. Cinq de ses sœurs, ses six nièces, sa mère elle-même devinrent ses filles spirituelles. Bientôt l'inflexible Saint-Cyran fut reçu comme directeur à Port-Royal, et y imprima le sombre caractère du jansénisme. Près de lui vinrent se ranger toute une colonie d'illustres pénitents, trois frères de la mère Angélique, Lemaître, son neveu, et célèbre avocat, avec ses deux frères Séricourt et Sacy, Nicole, Lancelot, cet admirable chef des petites écoles, et enfin Antoine Arnauld, le grand Arnauld, le plus jeune frère de la rétormatrice, le savant et impétueux docteur dont la condamnation en Sorbonne devint l'occasion des Provinciales.

L'Église de France présentait alors un imposant spectacle, Le jansénisme, dont Port-Royal' était le plus puissant appui,

4. Du mot Porra ou Borra, qui signifie en basse latinité vallon buissonneux où l'eau dort: Cavus dumetis plenus ubi stagnat aqua.

2. Voyez, sur Port-Royal, le savant et spirituel ouvrage de M. Sainte

Beuve.

prétendait fortifier le christianisme en le rappelant à sa source. Ce luthéranisme français aspirait à redresser le dogme sans briser l'unité. Il voulait rester catholique malgré le pape, admettant la hiérarchie, les sacrements, le culte : c'était une réforme toute métaphysique et morale. Sur le terrain des principes elle se rencontrait avec le grand réformateur germanique. Comme lui elle s'abritait des noms de saint Paul et de saint Augustin; comme lui elle effaçait le libre arbitre devant la grace, et formulait avec rigueur le dogme effrayant de la prédestination. Ce christianisme formidable comme la destinée antique, poursuivait d'une implacable haine la nature corrompue par la chute originelle. Talents, arts, sciences, sentiments, vertus mondaines ne lui apparaissaient que comme des vanités ou des crimes. Les bonnes œuvres étaient sans mérites; la grâce seule, donnée ou refusée arbitrairement, faisait les saints. Ainsi la création presque entière, viciée par une faute étrangère, se trouvait exclue à jamais du sein de ce Dieu terrible, de ce Christ aux bras étroits, qui semblait n'être pas mort pour tous. l'Église de Jansénius n'est que l'aristocratie de la grace.

En face de cette école rigoureuse et étroitement logique se plaçait la vieille et simple orthodoxie, telle que la représentera bientôt Bossuet, telle que l'exprimait naguère l'aimable et affectueux François de Sales, indulgent vieillard, écrivain charmant, pour qui la nature était un poétique symbole de la bonté de Dieu, et dont le langage coloré, pittoresque, reproduisait avec moins de vivacité, mais avec plus de grâce et d'onction la langue expressive de Montaigne'. Vraiment catholique et universelle comme le bon sens, l'Église, malgré ses corruptions et ses misères, n'en était pas moins fidèle aux notions éternelles du juste et du vrai. Sans nier la grâce, qui n'est que l'influx perpétuel du Créateur dans la créature, la racine mystérieuse par laquelle les êtres bornés tiennent à l'Etre infini; sans abandonner le dogme de la chute et de la rédemption, qui lui était imposé par la tradition, et qui,

4. François était né au château de Sales dans la Savoie, en 4560; il mourut à Lyon en 1612.-OEuvres principales: Introduction à la vie devote; Traité de l'amour de Dieu; l'Étendard de la sainte croix; sermons, lettres.

d'ailleurs, pour le philosophe même, serait encore le dogme de la création et du progrès, l'Église conservait la foi humaine au libre arbitre, au mérite des bonnes œuvres, à la vocation de tous, c'est-à-dire à l'équité de Dieu. Elle tenait fortement les deux bouts de la chaîne, sans s'effrayer de n'en pas apercevoir tous les anneaux.

Mais en même temps dans le sein de l'Église était une milice active, entreprenante, vouée à toutes les ambitions de la cour de Rome, et qui, dans son incontestable habileté, semblait s'être imposé le problème d'assortir le catholicisme des Grégoire VII et des Innocent III aux nécessités impérieuses des temps modernes : société d'autant plus redoutable que l'innocence, les vertus même de ses membres peuvent devenir, grâce à l'obéissance passive qu'elle exige, l'instrument funeste des plus pernicieux desseins. Au milieu des crimes. imaginaires que lui ont prêtés ses ennemis, la Compagnie de Jésus eut un véritable tort envers l'humanité : ce fut d'oublier que le royaume du Christ n'est pas de ce monde, et de profaner la religion, en la faisant servir aux desseins ambitieux de la théocratie. Pour assurer son triomphe, qu'elle confondait orgueilleusement avec celui de l'Eglise, elle fut peu scrupuleuse dans le choix des moyens : elle dit comme Montaigne: Que le Gascon y arrive si le Français n'y peut atteindre. Sachez donc que leur objet n'est pas de corrompre les mœurs ce n'est pas leur dessein; mais ils n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer. Ce serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s'étende partout et qu'ils gouvernent toutes les consciences. Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s'en servent dans ces occasions, où elles leur sont favorables. Mais comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard de ceux-là, afin d'avoir de quoi satisfaire tout le monde1. »

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4. v Lettre à un provincial.

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