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hommes de Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux, ils se querellent sur l'étiquette; ils raisonnent longuement et ergotent à haute voix avec eux-mêmes jusque dans leur passion.... Ses héroïnes, ses adorables furies se ressemblent presque toutes leur amour est subtil, combiné, alambiqué, et sort plus de la tête que du cœur. On sent que Corneille connaissait peu les femmes....

« Le style de Corneille est le mérite par lequel il excelle, à mon gré.... Il me semble, avec ses négligences, une des plus grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet. La touche du poëte est rude, sévère et vigoureuse.... Il y a peu de peinture et de couleur dans ce style. Il est chaud plutôt qu'éclatant; il tourne volontiers à l'abstrait, et l'imagination y cède à la pensée et au raisonnement.... En somme, Corneille, génie pur, incomplet avec ses hautes parties et ses défauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement à leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu touffus; une séve abondante y monte; mais n'en attendez ni abri, ni ombrage, ni fleurs. Ils se couronnent tard, se dépouillent tôt et vivent longtemps à demi dépouillés. Même après que leur front chauve a livré ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussées. Quand ils vont mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gémissements, à ce tronc chargé d'armures, auquel Lucain a comparé le grand Pompée1. »

Terminons nos observations sur Corneille par un mot de Mme de Sévigné qui les résume sous la forme la plus heureuse et la plus franche.

<< Vive donc notre vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi; et, en un mot, c'est le bon goût; tenez-vous-y. »

Substituer l'idée à l'image; faire percer, à travers les jeux

1. Critiques et Portraits littéraires, t. I, article Corneille.

d'esprit et de la mode, la pensée noble, grande et même un peu austère, inventer la poésie de la passion et de la raison, tel fut le rôle littéraire de Corneille. C'est par là qu'il est le poëte vraiment national. Grâce à lui, la France, échappée à l'Italie et à l'Espagne, se retrouvait elle-même, mais agrandie par le génie d'un homme. Elle recueillait la tradition antique, mais en lui imprimant le cachet de sa civilisation; elle acceptait les inspirations étrangères, mais en les transformant; elle en faisait quelque chose d'universel, elle en grossissait l'héritage commun de l'humanité. Par là sa poésie prit légitimement place à la suite de celles d'Athènes et de Rome, et mérita d'être appelée classique.

Ainsi, dès la première partie du dix-septième siècle, l'esprit francais avait atteint son idéal dans la sphère du beau : en même temps il le poursuivait dans celle du vrai et n'y faisait pas de moins glorieuses conquêtes. Notre plan, d'accord avec notre insuffisance, ne nous permet pas de suivre dans cette nouvelle carrière ses merveilleux travaux. Nous jetterons seulement un regard sur la philosophie, qui forme le sommet où se joignent les deux versants de l'intelligence, les sciences et les lettres.

CHAPITRE XXXI.

PHILOSOPHIE ET ÉLOQUENCE.

Descartes. - Pascal et Port-Royal.

Descartes.

Le dix-septième siècle s'annonce, dès sa naissance, comme une époque véritablement organique. Toutes les sciences, tous les arts s'y soumettent aux lois d'une harmonieuse unité. On dirait qu'une seule pensée, une seule âme placée dans son

sein s'exprime tour à tour par ces divers organes. C'est le sentiment chrétien dans toute sa vérité, le spiritualisme, qui se répand, comme la vie, dans la société française et anime tout ce grand corps,

Mens agitat molem et magno se corpore miscet.

La science et la poésie semblent y être deux dialectes de la même langue: Descartes est le Corneille de la philosophie. L'un et l'autre prennent la responsabilité morale et libre pour base de leurs travaux. Corneille avait écarté de la scène le fracas des événements extérieurs, les incidents fortuits, les complications étrangères, qui chez les Espagnols étouffaient trop souvent l'action idéale et le jeu des caractères; il avait cherché le ressort du drame dans l'âme humaine. La tragédie française avait quelque chose d'abstrait; c'était de la psychologie en action. Ce que le poëte avait fait par génie, par inspiration, le philosophe va le prescrire comme une loi; il va élever l'instinct de l'artiste à l'autorité d'une méthode.

Quelle différence entre la philosophie du dix-septième siècle et les nobles mais vagues aspirations du seizième! celui-ci était une époque révolutionnaire, une insurrection tumultueuse contre le moyen âge. Tous les systèmes y fermentaient dans une immense confusion. L'homme du temps c'était Montaigne, savant, curieux et tranquillement sceptique. Bientôt après, les flammes du bûcher dévoraient à Toulouse le néo-péripatéticien Lucinio Vanini (1619), coupable d'avoir divinisé les forces de la nature, et à Rome l'illustre Giordano Bruno (1600), héritier du néo-platonisme et égaré dans les séduisantes illusions des Alexandrins. La nouvelle philosophie avait ses Ioniens et ses Éléatiques en attendant son So

crate.

René Descartes naquit à la Haye, en Touraine, le 31 mars 15961. A seize ans il avait épuisé la science contemporaine et en avait senti le vide; mais au lieu de s'abandonner molle

4. Il mourut en Suède en 4650. Principaux ouvrages philosophiques : Principes de la philosophie, Méditations, Discours de la Methode. Edition complète, par M. Cousin, 4824-1826, 11 vol. in-8.

ment au doute, l'enfant comprit que si la science n'existait pas encore, la vérité existait, et qu'il fallait la découvrir. Dès lors il renonce aux livres et ne veut d'autre maître que la raison. Il étudie les hommes dans les voyages, à la guerre; il étudie surtout la seule science qui satisfasse son esprit par une certitude complète, les mathématiques. Il dégage l'algèbre des considérations étrangères qui la limitaient, et donne à une science dont l'abstraction fait la force, toute l'abstraction dont elle est susceptible. Bientôt il applique cette science à la géométrie, et nous apprend à résoudre en nous jouant des problèmes qui avaient arrêté toute l'antiquité. Mais ces merveilleuses découvertes n'étaient que l'apprentissage de son génie. Ce ne sont point des méthodes particulières que cherche Descartes, c'est la méthode, la grande et universelle route qui conduit de l'esprit humain à la vérité. Ce qu'il lui faut, ce n'est plus une abstraction, mais une réalité bien connue, bien certaine, un point d'appui pour soulever le monde. Alors il se sépare des hommes, comme il avait déjà quitté les livres; il vit seul avec sa pensée, tantôt à Nuremberg, où n'ayant, comme il le dit lui-même, aucun soin ni passion qui le troublent,» il se tient tout le jour enfermé dans un poêle; tantôt à Paris, où il reste si bien caché que ses amis même ne l'y découvrent qu'au bout de deux ans; enfin, dans la Hollande, dont le climat peu séduisant permet à son âme de se replier sur elle-même. Là il s'assujettit à un régime austère, mangeant peu, assoupissant l'imagination et les sens, pour ne vivre que par l'intelligence. Anachorète de la philosophie, il se prépare saintement au culte pur de l'idéalisme.

«

Descartes avait commencé par rejeter provisoirement de son esprit toutes les croyances reçues jusque-là, « afin d'y en remettre par après ou d'autres meilleures, ou bien les mêmes lorsqu'il les aurait ajustées au niveau de la raison. » Pour reconstruire l'édifice, il se créa une méthode empruntée aux sciences qu'il avait si longuement étudiées. Ne rien admettre que d'évident, diviser les difficultés pour les vaincre, aller toujours du simple au composé, faire partout des dénombrements entiers, telles sont les quatre règles qui dirigèrent sa marche. L'enchaînement qu'il observait dans les proportions

géométriques lui donnait l'espoir d'en trouver un pareil dans toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance de l'homme.

Cette méthode seule était une révolution. Far elle Descartes plaçait la certitude dans l'évidence, dont la raison est le seul juge. C'était d'un seul coup détrôner le principe d'autorité et créer la philosophie véritable.

Descartes sanctifia cette nouvelle puissance par les premiers résultats qu'il en obtint. Armé de sa méthode, il descendit hardiment dans l'abîme du doute. Il y trouva successivement lui-même, Dieu et l'univers. Je pense, donc je suis, donc Dieu est, donc le monde extérieur existe: telles sont les conquêtes successives de Descartes. S'il se perdit plus tard dans de vaines hypothèses, du moins il avait donné la loi qui servit à les rejeter, et posé dans la conscience personnelle la première et la plus solide base de toute la philosophie.

Un fait remarquable, c'est que le grand géomètre français, qui était en même temps un grand physicien et même un grand physiologiste pour son temps, dirigea principalement ses efforts vers l'analyse de l'âme, vers la psychologie. Son école a été surtout une école métaphysique et idéaliste: Spinosa et Malebranche sont ses disciples; Leibnitz, c'est encore Descartes avec un demi-siècle de progrès. Avant lui, de l'autre côté du détroit, un autre régénérateur de la philosophie, François Bacon, avait aussi proclamé un des procédés de la véritable méthode; mais c'est vers les sciences naturelles que Bacon dirigea sa puissante induction. Son école glissa rapidement sur la pente du sensualisme: Hobbes, Gassendi, Locke sont ses légitimes successeurs. Ainsi se révélaient dans le champ de la pensée les tendances de chacune des deux nations. La France et l'Angleterre semblaient déjà se partager le monde moderne.

Le Discours de la Méthode, écrit en français par Descartes (1637), est le premier chef-d'œuvre de notre prose moderne. Il nous révèle enfin, dans toute sa simplicité majestueuse, la belle langue du dix-septième siècle. Ce n'est plus comme dans Montaigne, un idiome personnel, un composé bizarrement gracieux de français, de latin et de gascon; ce n'est plus,

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