Page images
PDF
EPUB

sincère. Saturus pressent les joies du ciel dans une vision qui rappelle les plus suaves peintures du Paradis de Dante.

Nous avions souffert, écrit-il; nous étions sortis de la chair, et nous commençâmes à être portés vers l'Orient par quatre anges dont les mains ne nous touchaient pas.

Le regard de Béatrice, qui soutient le poëte florentin dans son ascension céleste, n'exprime pas avec plus de charme cette 'attraction mystérieuse et délicate qui n'est pas un contact. On dirait que l'imagination du martyr a devancé celle du Poussin, et deviné le groupe aérien de l'Assomption de la Vierge. « Nous aperçûmes une lumière immense, et je dis à ma sœur, qui se trouvait à mon côté : « Voici ce que le Seigneur nous promettait. Il a accompli sa promesse. Et les quatre anges nous portaient toujours, et nous vîmes un grand espace qui ressemblait à un verger, Les arbres en étaient chargés de roses, qui s'effeuillaient sur nos têtes, et à leurs pieds croissaient toute espèce de fleurs. »

Légendes.

Ainsi commençait à jaillir en récits pleins d'enthousiasme et de foi cette source merveilleuse de la légende, qui, pendant plusieurs siècles, forma presque seule la poésie populaire de l'Europe. La légende fut ce qu'est toujours la poésie, un rêve de l'idéal au milieu des tristes réalités de la vie. Elle nous montre tantôt l'invasion des barbares s'arrêtant à la voix d'une bergère, tantôt une flamme miraculeuse s'élevant sur le sépulcre d'un martyr, comme l'aurore d'une prochaine délivrance: ici, c'est un comte du palais, qui, assailli par une émeute, a recours, pour l'apaiser, à la parole et non au glaive; là, un baron converti et devenu ermite, rencontrant un homme qu'il a jadis vendu comme esclave, se jette à ses pieds, et le force, par ses prières, à le lier lui-même et à le conduire dans la prison. Plus loin, les fers des captifs se brisent sur le tombeau d'un saint; ailleurs, nous voyons un pieux solitaire chasser par un signe de croix l'ours qui occupait la caverne où il veut s'établir lui-même; image poétique et vraie des conquêtes de la civilisation chrétienne parmi

les guerriers barbares. Il y a quelque chose d'attendrissant à lire ces récits naïfs, malgré les puérilités et les fables qui les remplissent, quand on songe à toutes les souffrances qu'ils ont consolées. Au milieu des invasions, des guerres civiles des deux premières races, tandis que la vie de l'homme paraît toujours en proie à la force brutale, voilà que l'imagination populaire se prend à refaire le monde suivant ses désirs et sa foi. La grande pensée d'une Providence partout présente et maternelle vient planer sur ce théâtre sanglant des passions. La puissance de la vertu est placée en face de la violence des armes, et la morale éternelle, qui semble exilée de la terre, triomphe dans cette idéale peinture. La légende était l'épopée des vaincus; elle ouvrait un asile à l'imagination des peuples, comme le cloître à leurs personnes. Dans ces pieux récits, comme sous ces voûtes bénies, on respirait un air plus calme; le bruit du monde réel semblait s'arrêter sur le seuil; et les auditeurs, en se pressant autour du moine ou du vieillard qui racontait ces étranges événements, pouvaient lui dire comme Dante fugitif à l'abbé du monastère del Corvo : « Je viens chercher la paix.

[ocr errors]

Discussions philosophiques.

Le christianisme s'emparait de l'intelligence aussi bien que de l'imagination et des facultés morales. L'esprit humain, à qui la civilisation romaine, dans sa décrépitude, n'offrait plus pour exercices que de vaines combinaisons d'idées frivoles, vit se rouvrir devant lui une vaste carrière, où les plus grands problèmes de la philosophie s'agitèrent sous des noms nouveaux. Les graves questions relatives à la nature de Dieu, à nos rapports avec lui, à la liberté humaine, à l'action providentielle sur nos volontés, sublimes recherches autour desquelles roulent éternellement les incertitudes des philosophes, et que chaque âge envisage sous un point de vue différent, se représentent, du deuxième au sixième siècle, sous les noms de gnosticisme, d'arianisme, de pélagianisme. Il s'agissait, pour les docteurs apostoliques, de l'entreprise la plus grande que les hommes puissent concevoir : ils se proposaient de

formuler le dogme, c'est-à-dire, non plus, comme les sages de l'antiquité, de bâtir à leurs risques et périls des systèmes individuels auxquels se rattacheraient à loisir les volontaires de la spéculation, mais d'exprimer la foi d'une époque, de donner un symbole qui fût en même temps la conséquence des prémisses évangéliques, la satisfaction légitime des exigences du bon sens et la base morale d'une société naissante. Les Pères de l'Église furent à la fois des chrétiens, des penseurs et des hommes d'État.

Quel intérêt puissant ne dut pas exciter une pareille entreprise! Quelle activité des esprits, quelles communications rapides ne produisit-elle pas! La chrétienté est alors comme une vaste république intellectuelle, un corps immense où circule le même sang. La Gaule se trouve au cinquième siècle sous la direction de trois chefs spirituels, dont aucun ne l'habite saint Jérôme à Bethléem, saint Augustin à Hippone, saint Paulin à Nole. Les questions, les réponses, les conseils, les traités de morale, les examens dogmatiques partent, reviennent, s'échangent, se croisent de toutes les contrées du monde, malgré la difficulté des routes et le danger des communications. Partout où se manifeste un besoin, une affaire, un embarras religieux, les docteurs travaillent, les prêtres voyagent, les écrits circulent. Enfin, les conciles, ces assemblées nationales du peuple chrétien, forment le couronnement de l'édifice spirituel. Ce sont les hauts parlements où les diverses congrégations envoient leurs commettants, chargés de faire une déclaration de principes, et de voter non pas un bill de droits, mais un bill de croyances1.

Ces austères et épineuses discussions du dogme ont presque toujours une grandeur réelle qu'il ne faut pas méconnaître sous la forme déjà scolastique qui les enveloppe. Souvenons-nous, pour être justes, que le christianisme se développa au milieu du mouvement mystique des néoplatouiciens d'Alexandrie. Il y eut d'abord lutte entre les deux doctrines, puis tentative de conciliation. Le christianisme

4. Ampère, Histoire littéraire, t. I, p. 326. — – Guizot, Histoire de la civi lisation en France, t. I, leçon iv.

vainqueur anéantit le néoplatonisme comme secte, mais l'absorba comme doctrine. Ce n'est donc pas au principe chrétien, mais à l'influence orientale qu'il faut imputer la direction mystique et abstruse de certaines querelles théologiques. Il faut remarquer d'ailleurs que dans l'Occident, et spécialement dans les Gaules, les discussions dogmatiques échappèrent en partie aux arguties minutieuses du Bas-Empire. Il y a toujours eu dans l'esprit gaulois une tendance pratique qui l'a préservé des aberrations de la sophistique grecque. Saint Irénée est peu métaphysicien, c'est encore un apôtre; Lactance est plus orateur que théologien; saint Hilaire de Poitiers, l'Athanase de l'Occident, est l'avocat véhément de la Trinité; enfin, le grand évêque de Milan, Ambroise, né aussi en Gaule, à Trèves, est l'homme d'action et de gouvernement par excellence. Il n'écrit que pour diriger; il élève la chaire épiscopale à l'importance d'une magistrature politique. Tour à tour ambassadeur et tribun, il soutient les intérêts du jeune Valentinien auprès du tyran Maxime, oppose son éloquence comme une barrière à la première des invasions, blâme hautement un crime de Théodose, et soumet l'empereur à la pénitence publique. Ainsi commence à se dessiner en face de l'autorité temporelle le rôle que va jouer l'épiscopat, rôle qui ne fera que grandir en présence des royautés barbares. Ainsi se pose déjà cette autorité morale du clergé, souvent abusive sans doute, mais en somme utile et bienfaisante dans des siècles où la puissance religieuse pouvait seule arrêter les abus cruels de la force. C'est déjà le droit divin de la capacité, interprète de la raison et de la justice, qui s'oppose à l'usurpation des passions brutales.

Prédication.

L'instrument principal de cette domination spirituelle fut un nouveau genre d'éloquence appelé à de hautes destinées dans les lettres françaises, je veux parler de la prédication. Les Pères de l'Église grecque avaient été les disciples d'Homère aussi bien que de Jésus-Christ; c'étaient des chrétiens sans doute, mais c'étaient aussi des Hellènes, et même un

:

peu des Orientaux. Subtils dans la discussion du dogme, ils déployaient dans l'enseignement de la morale l'imagination la plus riche, l'éloquence la plus pompeuse. La prédication de l'Église latine revêtit un caractère différent elle n'eut plus rien de littéraire et ne visa qu'à l'action. Instruire une réunion de fidèles, leur donner de bons et sages conseils, telle est l'unique pensée des évêques et des missionnaires de l'Occident. Ils vont toujours droit au fait ils ne craignent pas les redites, les expressions familières et même triviales. Le plus illustre évêque de la Gaule au sixième siècle, saint Césaire d'Arles, dont il nous reste cent trente sermons, semble un père de famille qui converse affectueusement avec ses enfants. Un autre trait, que nous ne devons pas omettre dans une histoire des lettres, caractérise la prédication latine: ce sont des peintures plus sombres du monde futur, c'est le retour plus fréquent des idées de damnation et d'enfer. La nécessité d'imposer aux conquérants barbares le seul frein qui pût arrêter leur violence contribua à pousser dans cette voie les orateurs évangéliques. De là cette religieuse terreur dont les imaginations du moyen âge ont toutes porté les traces; de là ces formidables magnificences de la poésie de Dante et plus tard de Milton.

Histoire.

Nous devons encore au clergé des temps mérovingiens les rares monuments historiques qui ont préservé d'un complet oubli cette curieuse époque. Le plus précieux de tous est sans contredit l'Histoire des Francs, par Georgius Florentius Gregorius, connu sous le nom de Grégoire de Tours'. Il serait injuste d'attendre d'un contemporain de Chilpéric et de Sigebert la méthode, la critique ou le style d'un véritable historien. Lui-même avoue son insuffisance avec une naïveté pleine de tristesse. « Nous mêlons confusément dans notre récit, dit-il, les vertus des saints et les désastres des nations.... La culture des arts libéraux décline ou plutôt périt dans les villes de la Gaule, la férocité des peuples sévit, la fureur des

1. Né en Auvergne l'an 539, mort vers 593.

LITT. FR.

« PreviousContinue »