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étude? Quel bien prétend-il? Rien pius qu'un peu de moclle.... A l'exemple d'icelui vous convient être sages pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers au prochas (à la poursuite) et hardis à la rencontre, puis par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l'os et sucer la scientifique moelle. »

Heureusement pour Rabelais, son siècle ne le crut pas, il prit cet avertissement pour une bouffonnerie de plus. Et pourtant que de moelle dans ces livres de haute graisse, que de « mystères horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion que aussi l'état politique et la vie économique! » Le joyeux curé de Meudon a entrevu toutes les réformes modernes, liberté politique et religieuse, organisation des finances, destruction des priviléges, perfectionnement de la procédure. Que de verve d'indignation contre les chats-fourrés du parlement et contre Grippe-Minaud leur archiduc! Quelle éloquence de bon sens dans le discours de Grandgousier et de son ambassadeur contre la sanglante folie des guerres d'invasion! Son traité d'éducation, à propos de la jeunesse de Gargantua, est prodigieux pour son siècle : Locke, Montaigne et Jean-Jacques n'ont guère fait que le développer1. C'est surtout contre les abus de la religion, et les vices de ses ministres que Rabelais est inépuisable, comme s'il avait lui-même le droit d'être sévère. Il les retrouve à chaque instant sous sa plume, ou plutôt il ne les quitte jamais : depuis ces ocieux moines, vrais singes de la société, qui ne labourent ni ne travaillent, mais ne font que marmoter grand renfort de légendes et psaumes nullement par eux entendus,» jusqu'aux oiseaux gourmands de l'île sonnante, évesgaux, cardingaux et papegaut, dont toute l'occupation en ce monde est de « gaudir, gazouiller et chanter, tandis que tout le monde, « exceptezmoi quelques contrées de régions aquilonaires, leur envoie tant de biens et friands morceaux. On sent que Rabelais aurait bien envie de prendre ◄ une grosse pierre et de férir

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4. Voyez l'excellent commentaire qu'en a donné M. Guizot. Tissot, Lecons de littérature, t. I, p. 147. On peut lire aussi avec intérêt l'article de M. Géruzez, sur Rabelais, dans les Essais d'histoire littéraire, p. 67, 2me édition,

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la moitié tous ces oiseaux sacro-saints; mais une prudente voix l'arrête « Homme de bien, lui dit-elle, frappe, féris, tue et meurtris tous rois et princes du monde, en trahison, par venin ou autrement, quand tu voudras; déniche des cieux les anges; de tout auras pardon du papegaut à ces sacrés oiseaux ne touche, si tu aimes la vie, le profit, le bien tant de toi que de tes parents et amis, vivants et trépassés : encore ceux qui d'eux naîtroient, en seroient infortunés. » Sur quoi il prend gaiement son parti. Il se résigne à « boire d'autant et banqueter. Voyant ces diables d'oiseaux, nous ne faisons que blasphémer, mais vidant les bouteilles et pots, ne faisons que louer Dieu.» Panurge reprend donc encore pour deux siècles son masque et ses grelots.

CHAPITRE XXIV.

L'ÉLOQUENCE AU SEIZIÈME SIÈCLE.

Luther et Calvin le livre de l'Institution de la religion chrétienne. Ignace de Loyola et les jésuites. Le chancelier de L'Hôpital. — Les prédicateurs de la Ligue.

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Luther et Calvin; le livre de l'Institution de la religion chrétienne.

Avec Jean Cousin et Cujas, avec Rabelais, Érasme et Montaigne, la réforme était accomplie dans les idées; l'art, le droit, la philosophie étaient émancipés; restent le culte et la politique. Nous allons en suivre la destinée au seizième siècle, à travers leur expression littéraire, l'éloquence et l'histoire.

La réformation religieuse fut l'œuvre du Nord. Les instincts de races vinrent compliquer les questions de dogmes. Le réveil des individualités nationales était un des caractères de l'époque.

Les peuples, comprimés dans la sévère unité du moyen âge, échappèrent alors au moule uniforme qui les avait si

longtemps enveloppés, et tendirent à cette autre unité, bien lointaine encore, qui doit naître de la vue spontanée de la même vérité par tous les hommes, résulter du développement libre et original de chaque nation, et, comme un vaste concert, réunir d'harmonieuses dissonances. L'Europe, sans conscience du but, saisissait avidement le moyen, l'insurrection; on ne songeait qu'à renverser, sans penser encore à reconstruire. Le seizième siècle était l'avant-garde du dix-huitième. De tout temps le Nord avait subi en frémissant le joug antipathique du Midi. Sous les Romains, la Germanie, cent fois vaincue, n'avait jamais été domptée; elle-même avait envahi l'empire et déterminé sa chute. Au moyen âge la lutte avait continué sous des noms différents; ce n'étaient plus seulement des instincts, mais des idées qui combattaient la force et l'esprit, la violence et la politique, l'ordre féodal et la hiérarchie catholique, l'hérédité et l'élection, tels étaient les principes divers qui accusaient l'opposition des deux races. Au seizième siècle, la scission longtemps pressentie éclata. Le dogme catholique, attaqué depuis sa naissance par de nombreuses hérésies, avait jusque-là triomphé complétement. Sans remonter au berceau de l'Église, Arnaud de Brescia en Italie, Valdo en France, Wiclef en Angleterre, avaient tenté des réformes éphémères étouffées par des supplices. En Allemagne, Luther parut, et la réforme fut accomplie : l'unité catholique fut à jamais brisée.

En 1511, Martin Luther, moine augustin d'Erfurth, fut envoyé à Rome pour les affaires de son ordre. Il éprouva, d'une manière plus énergique, la même répulsion qui frappait alors tous les Allemands qu'y conduisait si fréquemment la guerre. Les magnificences de la papauté, les pompes dont le culte aime à s'entourer dans les contrées méridionales, les vices d'une élégante civilisation révoltèrent la sévère barbarie du Germain. Il ne put contempler sans scandale les fêtes idolátriques de la nouvelle Babylone. La vente des indulgences, affermées par le pape à l'archevêque de Mayence, Albert de Brandebourg, sous-louées par Albert aux banquiers Fugger, débitées de village en village par le dominicain Tetzel, fit éclater l'indignation de Luther. Il éleva doctrine contre doc

trine, lança anathème contre anathème, et, le 10 décembre 1520, brûla solennellement, à Wittemberg, la bulle du pape Léon X, avec les décrétales de ses prédécesseurs, le corps du droit canon et la Somme de saint Thomas d'Aquin.

Dès lors commença cette guerre implacable de la parole, qui fit naître dans la suite tant de guerres sanglantes. Enfermé dans le château de Wartbourg, Luther pendant neuf mois, ne cessa de remuer l'Allemagne et l'Europe du fond de son asile inconnu. Ses pamphlets théologiques, imprimés aussitôt que dictés, pénétraient dans les provinces les plus reculées; on les lisait le soir dans les familles, et le prédicateur invisible était entendu de tout l'empire. Jamais écrivain n'avait si vivement sympathisé avec le peuple. Ses violences, ses bouffonneries, ses apostrophes aux puissances du monde, aux évêques, au pape, au roi d'Angleterre, qu'il traitait avec un magnifique mépris d'eux et de Satan, charmaient, enflammaient l'Allemagne, et la partie burlesque de ses drames populaires n'en rendait l'effet que plus sûr.... Ce qui distinguait Luther, c'était moins sa vaste science qu'une éloquence vive et emportée, une facilité alors extraordinaire de traiter les matières philosophiques et religieuses dans sa langue maternelle : c'est par où il enlevait tout le monde1. » Ses écrits n'étaient pas moins puissants que ses discours. « C'est la parole, disait-il, qui, pendant que je dormais tranquillement et que je buvais ma bière avec mon cher Mélanchthon, a tellement ébranlé la papauté, que jamais prince ni empereur n'en a fait autant. »

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Le nouvel apôtre était bien la voix du génie allemand. Audacieux, ardent par la pensée, à la fois métaphysicien et poëte, il remplaçait les arts plastiques du Midi, la poésie des sens, par l'émotion rêveuse et passionnée de l'âme de tous les arts il n'aimait que la musique. L'Allemagne a toujours volontiers abdiqué l'action pourvu qu'on lui laissât la pensée : Luther proclamait la justification par la foi et l'impuissance des œuvres. Il niait la liberté morale et jetait les bases du libre examen : car, selon lui, le laïque est l'égal du prêtre ;

4. Michelet, Précis de l'histoire moderne, p. 403 et 407.

plus de pères, plus de conciles; la chaîne de la tradition catholique est rompue : l'Église n'a plus d'autre loi que l'Écriture, et l'Écriture d'autre commentaire que la raison1.

Un Allemand, orateur et poëte, avait créé la réforme; un Français, homme d'action et dialecticien, en coordonna la doctrine. Jean Cauvin, tils d'un procureur fiscal et notaire apostolique de Noyon, avait reçu dans la savante université de Bourges l'influence des opinions nouvelles. La suppression du culte extérieur, la destruction de toutes ces pompes imposantes par lesquelles le catholicisme s'adresse au sentiment et à l'imagination, satisfaisaient cet aride esprit. Calvin était raisonneur austère, irréprochable dans sa vie, inflexible dans sa pensée, net et subtil dans sa parole; son visage amaigri, son regard pénétrant et dur annonçaient un homme fait pour devenir le législateur despotique d'une démocratie3. » Il n'avait du caractère national que les qualités intellectuelles, la clarté, la précision, la logique; il ne séduisait pas les cœurs comme Luther, il enlaçait les esprits dans les replis serrés de Con syllogisme".

Le 1er août 1535, Calvin dédia au roi François Ier son Institution de la religion chrétienne. C'était l'œuvre la plus importante qu'eût produite encore la réforme, une exposition méthodique des dogmes et de la discipline. Ce livre, écrit avec un talent incomparable par un jeune homme de vingt-six ans, prétendait être pour le protestantisme ce que la Somme de saint Thomas, brûlée naguère par Luther, avait été pour la théologie catholique. La dédicace est un chef-d'œuvre, où l'adresse et le raisonnement s'élèvent quelquefois jusqu'à l'éloquence. L'auteur ne dissimule pas qu'il « a compris ici quasi une Somme de cette même doctrine que plusieurs estiment devoir être punie par prison, bannissement, proscription. Mais il fait observer au roi « qu'il ne resteroit innocence au

4. A la diète de Worms (1521), Luther déclara qu'il ne pouvait rien rétracter, à moins d'être convaincu d'erreur par l'Écriture sainte, ou par des raisons

évidentes.

2 Qui latinisa son nom suivant l'usage des lettrés, et se fit appeler Calvi nus ou Calvin, Né en 1509, mort en 1564.

3. Villemain.

4. Henri Martin, Histoire de France, 1. IX.

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