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«Hadebrand. Un jour il alla vers l'est; il fuyait la haine « d'Odoacre; il était avec Théodoric et un grand nombre de ses héros; il laissa seuls dans son pays sa jeune épouse, son fils encore petit, ses armes qui n'avaient plus de maître; il • s'en alla du côté de l'est.... Mon père était connu de vaillants guerriers: ce héros intrépide combattait toujours à la a tête de l'armée; il aimait trop à guerroyer, je ne pense pas qu'il soit encore en vie.

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Seigneur des hommes ! dit Hildebrand, jamais du « haut du ciel tu ne permettras un combat semblable entre « des hommes de même sang. » Alors il ôta un précieux bracelet d'or qui entourait son bras et que le roi des Huns lui avait donné. « Prends-le, dit-il à son fils, je te le donne en présent. »

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Hadebrand, fils de Hildebrand, répondit :

« C'est la lance à la main, pointe contre pointe, qu'on doit ⚫ recevoir de semblables présents. Vieux Hun, tu es un mau⚫ vais compagnon; espion rusé, tu veux me tromper par tes paroles, et moi je veux te jeter bas avec ma lance: si vieux, peux-tu forger de tels mensonges? Des hommes d'un grand âge, qui avaient navigué sur la mer des Vendes, m'ont < parlé d'un combat dans lequel a été tué Hildebrand, fils de « Hérébrand. »

«

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Hildebrand, fils de Hérébrand, dit :

• Hélas! hélas ! quelle destinée est la mienne ! J'ai erré hors de mon pays soixante hivers et soixante étés. On me << plaçait toujours en tête des combattants; dans aucun fort « on ne m'a mis les fers aux pieds; et maintenant il faut que mon propre enfant me pourfende avec son glaive, m'étende ⚫ mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier. Il peut « t'arriver, si ton bras te sert bien, de ravir à un homme de « cœur son armure, de dépouiller son cadavre : fais-le, si tu << crois en avoir le droit, et que celui-là soit le plus infâme « des hommes de l'est qui te détournerait de ce combat dont « tu as un si grand désir. Bons compagnons qui nous regardez, jugez dans votre courage qui de nous deux aujourd'hui peut se vanter de mieux lancer un trait, qui saura se rendre maître de deux armures. »

« Alors ils firent voler leurs javelots à la pointe tranchante, qui s'arrêtèrent dans leurs boucliers; puis ils s'élancèrent l'un sur l'autre : les haches de pierre résonnaient.... Ils frappaient pesamment sur leurs blancs boucliers, leurs armures étaient ébranlées, mais leurs corps restaient immobiles. »

C'est avec cette grandeur et cetie simplicité digne d'Homère, qu'au moins une grande portion du cycle germanique était raconté dans l'idiome des Francs au huitième siècle. Il est très-probable que ce morceau faisait partie des vieux chants nationaux que Charlemagne avait recueillis 1.

Influence des Germains sur la civilisation moderne.

Malgré les efforts de ce grand homme, qui d'une main conservait les traditions de son ancienne patrie, tandis que de l'autre il relevait les ruines de la civilisation latine, la Germanie influa moins sur la Gaule par ses monuments poétiques que par ses mœurs. Mais ses mœurs elles-mêmes trouvant dans les poëmes que nous avons indiqués leur expression la plus véritable, les idées générales qu'ils contiennent sont aussi celles que les Germains apportèrent à nos aïeux. Au premier rang, il faut placer la renaissance de l'esprit guerrier, cet amour du péril, cette ivresse du combat, qui retrempa les âmes gauloises affaiblies par la civilisation romaine. Au contact des Germains, les Gaulois de l'empire se ressouvinrent des Celtes leurs pères. A ces instincts belliqueux il faut joindre le sentiment de l'honneur, cette superstition glorieuse dont le courage et la vertu sont la religion, la passion de l'indépendance individuelle, le plaisir de se jouer avec sa force et sa liberté au milieu des chances du monde et de la vie. On voit paraître en même temps deux autres traits de la physionomie germanique qui se conserveront longtemps dans notre histoire : l'un, c'est le patronage militaire, le dévouement volontaire de l'homme à l'homme, seul lien de l'association barbare et véritable prin

4. J. J. Ampère, ouvrage cité.

cipe de la féodalité; l'autre, le respect profond pour les femmes, cette espèce de culte protecteur que Tacite signalait déjà chez les Germains et qu'on entrevoit à travers la sauvage énergie de leurs poëmes. Ces caractères nouveaux n'ont pas peu contribué à ouvrir les sources les plus fécondes et les plus pures de l'inspiration poétique du moyen âge.

CHAPITRE IV.

LA GAULE CHRÉTIENNE.

Histoire.

Influence du christianisme sur l'imagination et sur la pensée. gendes. Discussions philosophiques. Prédication. Monastères.

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Influence du christianisme sur l'imagination et sur la pensée.

Le plus riche des éléments de la civilisation moderne fut le christianisme. Jamais la souveraine domination des idées sur les faits ne fut si évidente. C'est un merveilleux spectacle de voir cette doctrine destinée à conquérir le monde grandir d'abord dans un pays étroit, entre d'arides montagnes, au sein d'une nation faible et méprisée. Parmi toutes ces monarchies de l'Orient qui s'élèvent et périssent tour à tour sur le vaste théâtre de l'Asie, une famille s'est perpétuée, impérissable dans sa faiblesse, indomptable à ses conquérants, plus forte que sa misère, sa captivité, ses vices. Babylone, Ninive, l'Égypte, ne parviennent pas à l'écraser: Rome elle-même n'y peut rien; et, si elle s'en empare un jour, c'est Rome qui sera conquise. C'est que dans la pensée de cette étonnante tribu a éclaté une grande vérité : « Il n'y a qu'un seul Dieu. Et toutefois ce dogme resta plusieurs siècles comme inactif. Le monde l'entendit longtemps sans le recueillir le peuple juif lui-même, qui l'exprimait, le comprenait mal; parce qu'il manquait encore de son complément nécessaire, de sa conséquence sublime. Le Christ vint la donner en ajoutant: Vous êtes tous frères. Magnifique

programme des sociétés modernes ! Aussitôt le voile du sanctuaire se déchire; le temple de Jérusalem est renversé : c'est le monde tout entier qui va devenir le temple. Saint Paul convie les nations au banquet fraternel de la divine parole. Les apôtres parlent, les martyrs meurent, les empereurs mettent la croix sur le trône, les barbares courbent la tête, et l'univers s'étonne d'être chrétien.

Il est facile de prévoir qu'une révolution qui régénère la société devra renouveler la pensée et l'inspiration. D'abord la Bible, cette poésie si nouvelle, ne brillera pas inutilement dans le monde. La grandeur de Jéhovah, les merveilles de la création, les éloquentes douleurs de Jérémie, les rêves lyriques d'Ezéchiel, tout dans ce livre saint devait ébranler les âmes et enflammer les imaginations. Toutefois, cette influence directe du livre sur les écrivains ne s'exercera que plus tard dans toute sa puissance. Le christianisme n'agira d'abord que sur les mœurs; il ne deviendra une poésie qu'après avoir été une religion.

En effet, ce qui manquait à l'art épuisé de l'empire, ce n'était ni la science, ni l'étude des grands modèles, c'était l'émotion naïve et profonde, la foi, l'enthousiasme, la vie véritable de l'âme. Faire une belle ode, a-t-on dit, c'est rêver l'héroïsme. La soif des jouissances matérielles avait dissipé ce beau rêve; une longue servitude l'avait à jamais étouffé. Mais, tandis que le sénat tout entier tremble devant son maître, voilà qu'un simple soldat ose déchirer ses édits et renverser ses idoles; de faibles femmes, des jeunes filles esclaves descendent avec joie dans l'arène où les lions les atten dent; elles invoquent dans leurs cachots les saintes joies de l'amphithéâtre, et meurent, non pas avec résignation, mais avec ivresse.

Rien de plus pathétique, de plus attendrissant que la poésie vivante de leurs martyres, que ces acta sincera recueillis par les témoins de leurs triomphes, ou quelquefois écrits par eux-mêmes, et interrompus par l'appel du bourreau. Point d'apprêt, point de prétention dans ces récits: tout est simple et grand dans cet héroïsme nouveau. Le sublime coule de source dans ces interrogatoires, dont Corneille

et Rotrou n'ont eu qu'à se souvenir pour créer d'admirables scènes. Tantôt c'est la jeune esclave Blandine, l'une des martyres de Lyon, contre laquelle s'acharnent les bourreaux, et qui, à chaque nouvelle torture, répond à la manière de Polyeucte Je suis chrétienne. » C'est le vénérable Pothin, le premier évêque de la Gaule, qui, à l'âge de quatre-vingt-dix ans, vient confesser le Christ au milieu des tourments. « Quel est le Dieu des chrétiens? lui demande le gouverneur. Tu le connaîtras, répond le vieillard, quand tu en seras digne.»

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Plus loin, c'est une jeune femme de vingt-deux ans, Perpétue, qui raconte elle-même le premier acte de son martyre : « Mon père arriva de la ville accablé de chagrin; il monta sur l'échafaud pour ébranler ma résolution. « Ma fille, me disait-il, aie pitié de mes cheveux blancs, aie pitié de ton << père; si je suis digne de ce nom, si de mes mains je t'ai « élevée jusqu'à la fleur de l'âge, ne m'accable pas de dou« leur.... » En parlant ainsi, mon père, dans l'excès de sa bonté, me baisait les mains, se jetait à mes pieds, et moi je pleurais sur les cheveux blancs de mon père, et je le cònsolais en lui disant : « Il arrivera ce qu'il plaira à Dieu; car, « sache bien que nous ne sommes plus en notre pouvoir, mais a en celui de Dieu. »

Voilà ce que le christianisme naissant avait fait de l'âme humaine. Il lui avait conservé toutes ses tendresses en l'armant d'une force héroïque. Cette même femme, qui va braver la dent des bêtes féroces, écrit les lignes suivantes : « Quelques jours après, nous fûmes jetés dans la prison, et j'eus peur, parce que je n'avais jamais éprouvé de pareilles ténèbres. Perpétue était mère, on l'avait séparée de son jeune enfant; elle obtint qu'on le lui rendit. « Et aussitôt ma santé se rétablit, ajoute-t-elle, et la prison me devint si douce, que j'aimais mieux être là qu'ailleurs. »

Ce n'est pas seulement le cœur qui se sentit régénéré par le bienfait de la nouvelle croyance : l'imagination, si aride, chez les derniers poëtes païens, qui ne connaissaient plus. qu'un merveilleux traditionnel, froide réminiscence d'une autre époque, retrouva toute sa fraîcheur au souffle d'une foi

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