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des vierges folles. On attend avec inquiétude si leurs supplications seront efficaces d'abord auprès de leurs sœurs, puis auprès des marchands. L'intérêt des Suppliantes d'Eschyle, quoique plus habilement prolongé, ne repose pas sur une autre base. L'intrigue du mystère est tranchée par un dénoûment terrible, indiqué seulement par la rubrique, et pour lequel le poëte a laissé à la mise en scène toute la responsabilité de l'exécution. Modo accipiant eas dæmones et præcipitentur in infernum. Quelle impression un pareil spectacle ne devait-il pas produire dans un siècle de foi! Les Euménides d'Eschyle n'étaient sans doute pas plus terribles. Le sentiment de la pitié se mèle à celui de l'effroi. Onze fois revient dans la bouche des malheureuses ce triste refrain qui n'est qu'un cri de douleur et de remords :

Dolentas! chaitivas! trop y avem dormit!

et à la douzième fois, quand l'enfer s'ouvre pour les engloutir, c'est le Christ qui s'écrie:

Alet, chaitivas! alet, malauréas!

A tot jors mais vos so penas livreas

En efern ora seret meneis 1.

Le mystère ne se termine pas par ces émotions lugubres. La destinée des pécheurs n'est pas plus un dénoûment pour le théâtre catholique que pour l'Église. Une sénérité formidable succède à cette scène d'épouvante. On croit voir l'Océan qui se referme calme et impassible sur le navire englouti. Le poëte amène devant nous tous les prophètes de l'ancienne loi, qui viennent rendre témoignage à la nouvelle. Idée pleine de grandeur qui semble réunir toutes les voix de l'ancien monde en un concert sublime à la gloire du christianisme. C'est ainsi, quoique avec moins de noblesse, que, dans la tragédie

".

Malheureuses, chétives, nous avons trop dormi!
Allez, misérables! allez, mandites!

A toujours désormais vous sont peines livrées,
En enfer maintenant vous serez menées.

de Prométhée, tous les dieux, toutes les forces de la nature, viennent visiter le captif du Caucase et recueillir de sa bouche les oracles de l'avenir.

Ce mystère fut probablement écrit au onzième siècle. L'idiome vulgaire qui s'y mêle est celui du midi de la France. Les autres drames religieux dont nous allons parler sont tout entiers en langue vulgaire et dans le dialecte du nord.

Du jeu de saint Nicolas.

Un des plus anciens est le Jeu de saint Nicolas, par Jean Bodel d'Arras pauvre poëte rejeté de la société des hommes par une maladie affreuse, la lèpre, il descendit tout vivant au tombeau, et laissa en partant, à sa ville natale, outre de touchants adieux en vers, le miracle dont nous allons parler; c'est son principal ouvrage.

Le Jeu de saint Nicolas, est en quelque sorte la dernière transformation dramatique d'une légende du moyen âge dont saint Nicolas était l'objet : c'est le premier pas vers la sécularisation du théâtre. Les rituels du onzième siècle contenaient une prose où étaient célébrées les merveilles qu'on se plaisait à attribuer à ce saint évêque. Au douzième siècle Hilaire, disciple d'Abélard, y substitua un dialogue en vers latins rimés, avec des refrains en langue d'oïl: il l'intitula Ludus super Iconia sancti Nicolaï. Un moine de Saint-Benoît-sur-Loire traita après lui le même sujet, également en latin. Ces pièces étaient représentées dans les églises depuis près d'un siècle, lorsque Bodel en fit un drame en français qu'on joua probablement soit dans la place publique d'Arras, soit dans la grand'salle de quelque manoir. C'était la veille de la fête du saint; une foule nombreuse s'était réunie, et le prêcheur, espèce de prologus, chargé d'exposer au public le sujet de la pièce, ouvrait ainsi la représentation :

Oyez, oyez, seigneurs et dames,

(Que Dieu soit gardien de vos âmes!...)
Pour édifier ce manoir,

Nous voulons vous parler ce soir

De saint Nicolas le confès,
Qui tant beaux miracles a faits.

Puis, pour épargner au public peu expert le travail de démêler lentement une pénible intrigue, le prêcheur racontait, à la manière des prologues de Plaute, tout ce qui allait se passer sur la scène. Un trésor confié à la garde de saint Nicolas a été volé le prince infidèle à qui il appartient menace un chrétien de la mort si le trésor ne se retrouve. Le chrétien se met en prières le saint apparaît la nuit aux voleurs et les contraint à la restitution. Tel est le fond commun aux trois miracles, soit latins soit français. Mais Bodel ne se borne pas à traduire ses prédécesseurs : il ajoute (et c'est le principal mérite de sa pièce) un intérêt contemporain, par le cadre où il place la vieille légende : c'est au milieu d'une croisade, où les chrétiens sont vaincus par les infidèles et périssent glorieux martyrs. L'enthousiasme de ces expéditions lointaines respire dans plusieurs endroits du miracle; des allusions transparentes nous reportent à la première croisade de saint Louis, au désastre récent de Mansoura, peut-être même à la mort du jeune et intrépide comte d'Artois, frère du roi de France. Le poëte semble pressentir quelques-unes des inspirations sublimes de Polyeucte, Rien de plus noble que l'exhortation mutuelle des chrétiens au moment d'engager le combat contre les infidèles.

LES CHRÉTIENS PARLENT.

Saint sépulcre, aidez-nous!

-

Allons, amis, courage!
Sarrasins et païens accourent pleins de rage:
Voyez leur fer briller: mon cœur bondit de joie.
Qu'aujourd'hui la prouesse au grand jour se déploie :
Contre chacun de nous est une armée entière.

UN CHRÉTIEN.

Seigneurs, n'en doutez point, c'est notre heure dernière.
Je sais qu'en combattant pour Dieu nous y mourrons.
Je vendrai bien mon sang, si ce fer ne se rompt.

Rien ne résistera, ni casques, ni hauberts.
Au service de Dieu nous tomberons offerts;
Paradis sera nôtre, à eux seront enfers :

Ils s'élancent sur nous, qu'ils rencontrent nos fers

Qu'on se figure, comme accompagnement de ces beaux

vers, l'attention religieuse de la foule, l'attendrisseinent des dames, les acclamations des jeunes gens, dont plusieurs peutêtre avaient assisté et pris part à cette lutte héroïque. Eschyle, dans la tragédie des Perses, se contentait de faire raconter le combat de Salamine devant le peuple vainqueur; le poëte français nous rapproche encore plus de l'événement: le combat se passe sur la scène, comme les batailles de Shakspeare. En outre la situation est ici plus touchante que chez le poëte grec: car les guerriers chrétiens vont tous mourir; mais, comme la victoire de Salamine, leur mort est un triomphe. Un ange descend du ciel au milieu du combat et fait déjà planer l'immortalité sur leurs têtes.

L'ANGE.

Soyez tous assurés de cœur,
Et n'ayez ni doute, ni peur;
Je suis l'envoyé du Seigneur,
Qui vous mettra hors de douleur.
Ayez des cœurs fiers et croyants
En Dieu. Quant à ces mécréants
Qui vous attaquent à grands cris,
N'ayez pour eux que du mépris.
Exposez hardiment vos corps
Pour Dieu; car c'est ici la mort
Dont tout le peuple mourir doit
Qui aime Dieu, et en Dieu croit.
UN CHRÉTIEN.

Qui êtes-vous, beau sire, vous qui nous confortez,
Et si haute parole de Dieu nous apportez!
S'il est vrai le secours que vous avez promis,
Nous recevrons sans peur nos mortels ennemis.

L'ANGE.

Je suis ange à Dieu, bel ami,
Celui qui m'envoie c'est lui.
Ne craignez rien, ne doutez plus;
Car Dieu vous a faits ses élus.
Marchez d'un pas ferme au martir.
Pour Dieu vous allez tous périr;
Mais les cieux vous sont préparés.
Je m'en vais à Dieu : demeurez.

A côté de ces passages vraiment admirables pour l'élévation de la pensée et la noblesse même du style, se trouve dans le

LITT. FR.

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même drame une scène de taverne, qui n'est guère moins remarquable dans son genre. La vérité de la peinture, la libre allure du dialogue, la physionomie enjouée des personnages en forment un tableau flamand très-animé. Nous y trouvons même quelques vers parfaitement frappés, qui deviennent poétiques à force d'être vrais et sentis.

Voici, par exemple, comment le tavernier préconise son vin. Nous conservons ici sans altération les termes intraduisibles de l'original.

Le vin aforé de nouvel

A plein lot et à plein tonnel,
Sage, buvant et plein et gros,
Rampant comme écureuil en bos,
Sans nul mors de pourri ni d'aigre;
Sur lie court et sec et ma gre,
Cler com larme de péchéour,
Croupant sur langue à léchéour:
Autre gent n'en doivent goûter....
Vois comme il mangie s'écume,
Et saut et étincelle et frit;
Tiens-le sur la langue un petit,
Si sentiras jà outre-vin'!

A cette franchise de pinceau, à ces joyeuses fantaisies d'artistes, on sent que le drame, émancipé désormais, s'élance hors de l'enceinte sacrée. Les trouvères du treizième siècle se mettent à l'œuvre : Adam de La Halle, compatriote de Jean Bodel, surnommé le bossu d'Arras, à cause de son esprit, dit-on; Rutebeuf, l'ennemi des moines, l'auteur des spirituels fabliaux dont nous avons parlé, bien d'autres dont les noms sont restés inconnus, composèrent des jeux, des miracles, des mystères. Le peuple eut ses poëtes, comme les

4. Le vin nouvellement percé, à plein lot et à plein tonneau; sain, agréable à boire, franc et gros, coulant comme un écureuil en un bois, sans goût de pourri ni d'aigre; sec et maigre, il court sur lie, clair comme larme de pécheur, s'arrêtant sur la langue du gourmet autres gens n'en doivent goûter. Vois comme il mange son écume, comme il saute, étincelle et petille; tiens-le un peu sur ta langue, et tu sentiras un fameux vin.

2. Li Jus Adam ou de la Feuillie; la pastorale de Robin et Marion, par Adam de La Halle; li Jus du Pèlerin, par un Artésien anonyme; le Miracle de Théophile, par Rutebeuf; le Miracle d'Amis et Amille, et plusieurs autres

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