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lienne Christine de Pisan, Marguerite d'Écosse honorant d'un baiser le savant mais un peu pédantesque Alain Chartier, c'est la France avide du savoir antique et saluant de son admiration naïve les premières lueurs de la Renaissance.

CHAPITRE XVIII.

THÉATRE DU MOYEN AGE.

Germes du drame dans l'office divin. Souvenirs du théâtre païen. Analyse des vierges folles.

Jeux de saint Nicolas.

Germes du drame dans l'office divin.

Le théâtre, aussi bien que l'histoire, nous montre la pensée moderne naissant dans le sein de l'Église et s'en séparant à son tour pour commencer une vie indépendante et laïque.

On s'expose à de graves erreurs quand, pour connaître le théâtre d'une époque qui n'est plus, on se contente de l'étudier dans la lettre morte qui semble le contenir. Le drame n'est pas sur le papier du poëte; il est dans l'âme du spectateur, dans l'attente inquiète, dans l'étonnement naïf, dans la terreur, dans la pitié, dans toutes les passions qui s'y éveillent tour à tour. Le poëme écrit n'est que le ressort qui met en jeu cette immense machine, ressort nécessairement approprié aux rouages qu'il doit faire mouvoir. Son seul rôle est d'aller chercher au fond des cœurs les idées qu'y ont déposées l'éducation, les croyances religieuses, les habitudes de chaque jour; de remuer, de combiner ces éléments dramatiques, d'en créer tout un monde d'émotions nouvelles. C'est donc à tort qu'on a dédaigné le théâtre du moyen âge, en parcourant avec nos idées modernes les débris inanimés qui nous en restent. C'était juger un panorama après en avoir détruit la perspective. Certes elles n'étaient pas sans puissance ces œu

vres dramatiques qui déployaient devant un peuple, qui lui faisaient voir et toucher les objets les plus sérieux et les plus constants de ses méditations, le ciel, l'enfer, les miracles, la passion du Christ, la destinée future de l'homme, rapprochée de lui et rendue palpable grâce à cette vulgarité de détails qui choque aujourd'hui notre goût littéraire. On ne demandait au poëte ni combinaisons savantes ni préparations laborieuses. La foi du peuple allait au-devant de ses paroles, et avec la foi l'émotion; les esprits étaient remplis de merveilleuses croyances; le miraculeux était seul vraisemblable. La nature n'était point un mécanisme impassible, soumis à d'éternelles et irrévocables lois : toute pleine de saintes influences, elle obéissait à chaque instant à la volonté arbitraire de Dieu, à la puissante intercession des justes. La prière était une sorte de magie qui triomphait de toutes les résistances de la matière. Noble pressentiment de la souveraine royauté de l'intelligence ! L'univers tressaillait à la voix de l'homme, les tombeaux rendaient leurs proies, les cieux laissaient descendre des visions divines. Les statues des saints s'agitaient sur leurs bases de pierre; dans l'ombre de la nuit, on écoutait la voix plaintive des trépassés, et le jour on attendait avec anxiété le son de la trompette de l'ange, signal du dernier jugement. La terre était si malheureuse qu'il fallait bien se souvenir du ciel. Aussi, le salut était-il la grande affaire : les princes, les seigneurs en étaient quelque peu distraits par les soins de l'ambition ou des plaisirs; mais le peuple vivait surtout par l'espérance. Sa vraie patrie c'était le ciel, sa vraie maison c'était l'église, ses plaisirs les plus purs c'étaient les magnifiques solennités du culte catholique, qui trompaient un moment sa misère et l'enivraient d'encens, de lumière et d’harmonie. Aussi avec quelle joie épiait-il le retour de ces fêtes annuelles qui marquent les saisons de l'Église! quel bonheur pour lui de voir renaître tous les ans le Christ au milieu des joyeux noëls, de le voir ressusciter et s'élever au cieux comme pour lui préparer sa place! l'enfant comprenait ce Dieu qu'une jeune mère tenait dans ses bras, et le vieillard, en revoyant les fêtes de sa jeunesse, croyait recommencer à

L'église répondait merveilleusement à ce besoin du peuple. Son culte n'était qu'un long et divin spectacle. Quels magnifiques théâtres que ces vastes cathédrales gothiques, qui paraissent étroites à force de hauteur, et semblent chercher à embrasser le ciel dans leurs voûtes hardies, construites sans doute pour Dieu seul; car l'homme n'en couvre que le pavé: le reste est vide, et ce reste est immense. C'est là qu'au jour mystérieux des vitraux coloriés ou des cierges bénits, aux sons graves et étranges de l'orgue, se déroulaient les longues processions, chœurs somptueux de la tragédie chrétienne. Ensuite commençait la représentation des saints mystères.

C'était, à Noël, l'office du Præsepe ou de la crèche; celui de l'Étoile et des trois rois mages, au jour de l'Épiphanie; celui du sépulcre et des trois Marie, à Pâques; véritables drames, où l'on voyait, par exemple, les trois saintes femmes, représentées par trois chanoines, la tête voilée de leur aumusse, pour compléter la ressemblance, ad similitudinem mulierum, dit le rituel; ou bien c'était un prêtre qui, montant sur le jubé et quelquefois sur la galerie extérieure au-dessus du portail représentait l'ascension de Jésus-Christ. Les rôles mêmes, écrits et récités ou plutôt chantés, ne manquent pas à ces mystiques acteurs. Dans le récit de la Passion, les paroles que l'Evangile prête à chaque personnage sont confiées à autant de prêtres, dont chacun parle à son tour et donne ainsi plus de vérité et de vie au dialogue. Là était le germe du théâtre chrétien, des mystères ou actions dramatiques tirées de l'Écriture sainte. Les miracles, autre genre de représentations qui avaient pour sujet la vie merveilleuse des saints, naquirent aussi du culte d'une façon analogue. Les proses ou séquences chantées avant l'Évangile, n'étaient d'abord qu'une modulation mélodieuse, qui terminait la grande doxologie (in sæcula sæculorum, amen). On y substitua des chants destinés à célébrer les louanges du saint dont l'Église célébrait la fête. Quelquefois deux clercs revêtus de la chape montaient au jubé,. et dans une espèce de dialogue chantaient alternativement l'un en latin, l'autre en roman, la gloire du martyr ou du confesseur. C'est ce qu'on appelait épîtres farcies, epistolæ farcitæ, sans doute à cause du mélange de deux idiomes.

Ainsi s'introduisait dans le culte non-seulement le drame, mais encore la langue vulgaire que le drame devait bientôt exclusivement employer.

Il nous reste des monuments curieux qui constatent la transition de la forme narrative de la Bible à la forme dramatique des mystères : ce sont déjà de véritables drames, des dialogues en vers, où figurent plusieurs interlocuteurs, et où se trouve toutefois encore une narration également versifiée, qui servait à lier les différentes parties du dialogue et formait le rôle spécial d'un personnage analogue, sous quelque rapport, au chœur antique. On y trouve, par exemple, des passages comme celui-ci :

PILATUS.

Levez, sergents, hâtivement:
Allez tôt là où celui pend;
Allez à ce crucifié,

Savoir ou non s'il est dévié (mort).

Donc s'en allèrent deux sergents.
Des lances dans leurs mains portants;
Ils ont dit à Longin le cieu (l'aveugle, cæcus)
Qu'ont trouvé séant en un lieu :

UNUS MILITUM.

Longin, frère, veux-tu gagner (de l'argent)?

LONGINUS.

Oil, bel sire, n'en doutez mie.

De pareils drames ne diffèrent en rien, pour la forme, du récit des évangélistes : le dialogue ne s'est pas encore complétement dégagé du récit. Il est même encore accompagné de la musique. Nous voyons dans les manuscrits des plus anciens mystères chaque ligne de texte surmontée de sa notation. Il est donc certain que le culte catholique contenait le germe des représentations sérieuses du moyen âge.

Souvenirs du théâtre païen.

Cet élément hiératique se développa sous des influences étrangères. La plus puissante de toutes fut le goût traditionnel des jeux scéniques, perpétué depuis le temps des Romains parmi les populations du midi de l'Europe, et qui protégea si

longtemps contre les attaques mêmes du clergé les représentations théâtrales des mimes, des pantomimes et des histrions, tandis qu'il s'alliait dans le nord avec les éléments dramatiques des superstitions païennes. L'antiquité grecque et latine avait vu croître obscurément, à côté de ses magnifiques théâtres, des amusements populaires analogues aux jeux de nos saltimbanques et de nos funambules. Xénophon, Apulée, Lucien et surtout Athénée nous en ont conservé les curieuses relations.. En outre, les peintures et les bronzes d'Herculanum, les mosaïques, les bas-reliefs, nous permettent de reconnaître dans la chaussure, dans l'habillement et dans les gambades des sanniones et des mimi le modèle des bouffons de la comédie italienne. Ces divertissements populaires, qui exigeaient moins de frais et de préparatifs que les grandes représentations nationales, et qui d'ailleurs supposaient dans les spectateurs une culture moins parfaite et des goûts littéraires moins raffinés, survécurent partout au théâtre classique, et se lièrent sansinterruption aux jeux des chrétiens et des barbares. Esclave ou libre, conquis ou conquérant, il y eut toujours un peuple avide de plaisirs scéniques. De là tant de folies païennes conservées chez les populations modernes ; de là les plantations d'arbres ou de mais, la coupe des rameaux, le roi de la fève, les étrennes et les mille contrefaçons des Saturnales. De là les jeux scéniques introduits dans les funérailles, et une foule de coutumes bizarres que la tradition fit pénétrer jusque dans l'Église. On vit peu à peu les représentations de la Passion, de la fuite de la Vierge et de la naissance du Sauveur, qui avaient lieu dans les églises, se remplir de personnages profanes: Barabbas, Marie-Magdeleine, le Juif- Errant, brave cordonnier avec les insignes de son art, et même l'ânesse de Balaam, avec son chant peu mélodieux, osèrent paraître dans le chœur et égayer de leur présence la sévérité des mystères1, L'ânesse surtout, qui avait eu l'honneur de servir de monture au Sauveur, était le personnage privilégié de la foule. On lui souhaitait bienvenue par de joyeux couplets. Une hymne la

1. Ulrici, Shakspeare's dramatische Kunst.-Magnin, les Origines du théâtre moderne. Ph. Chasles, Hrosvita.

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