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suis un bonhomme d'un esprit peu subtil, disposé à croire sur parole, et peu apte à comprendre ce que j'entends ou je lis, je m'avance bien modestement vers mes maîtres, vers ces grands hommes qui ne daignent rien ignorer, et je leur demande quel est l'usage de tout cela1. »

Quand nos docteurs daignaient descendre des hauteurs de l'abstraction sur le sol uni des applications vulgaires, ils n'étaient pas heureux dans le choix de leurs questions. Pour ne pas prendre ici d'exemples dans le domaine des choses religieuses, ils examinaient gravement si un porc que l'on mène au marché pour le vendre est tenu par l'homme ou par la corde qu'on lui a passée au cou; si celui qui a acheté la chape entière a par cela même acheté le capuce. Comme deux négations en latin valent une affirmation, ils se jouaient sur des négations tellement multipliées, qu'il fallait se servir de pois ou de fèves pour en constater le nombre, et décider si la proposition était négative ou affirmative.

Ces travers, ces puérilités de la dialectique ne sont que l'exubérance du raisonnement qui commence à jouir de luimême, comme les subtilités ingénieuses des troubadours n'étaient que l'ivresse d'une jeune et luxuriante imagination. Ils ne doivent pas nous fermer les yeux sur la portée réelle des hautes questions philosophiques qui surent se faire jour à travers ces disputes. La querelle des réalistes et des nominaux, qui domine tous les autres problèmes de la scolastique, recélait, sous des formes barbares, la renaissance des deux immortelles écoles de l'idéalisme et de l'empirisme. C'était Platon et Aristote ressuscités au douzième siècle.

Le premier de ces philosophes n'était guère connu que de nom des hommes qui reprenaient sa doctrine; mais l'esprit du christianisme en était pour eux une traduction magnifique. La plupart des Pères de l'Église sont des disciples de Platon. D'un autre côté, on n'avait d'Aristote, au douzième siècle, que ce qu'en avait traduit et commenté Boèce, c'està-dire une partie de l'Organum. Ainsi, les deux illustres représentants de la philosophie antique, assez devinés pour

4. Johannis Saresberiensis Metalogicus.

exciter l'amour des hautes spéculations, n'étaient pas assez connus pour le satisfaire. On savait précisément ce qu'il faut pour désirer en apprendre davantage. Platon prêtait au moyen âge sa pensée, Aristote sa méthode. C'était peut-être atteindre du premier pas les limites définitives de la philosophie et ses plus sages résultats. Mais il ne suffit pas de tenir la vérité, il faut encore savoir qu'on la possède. De là la nécessité des discussions, des écoles, des systèmes, des erreurs même, qui ne sont que des vérités partielles destinées à se fondre un jour dans une opinion plus large, identique à celle qui a précédé la dispute, mais éclairée de toutes les lumières de la discussion.

Grands docteurs catholiques.

Le règne de la philosophie scolastique commence au onzième siècle, avec Roscelin de Compiègne, qui lève d'une main hardie l'étendard de l'empirisme. Il n'existe à ses yeux que des êtres individuels, comme tel homme, tel animal. Les classes qui les contiennent, les genres, les espèces, comme l'humanité, la création, n'ont aucune existence réelle; ce sont des mots, des noms: Roscelin est nominaliste. De cette doctrine à la négation du mystère de la Trinité, il n'y a qu'un pas, et Roscelin le franchit; il devint trithéiste, et mourut fugitif, frappé des anathèmes de l'Église.

L'adversaire de Roscelin, c'est saint Anselme, dont nous avons déjà parlé. Pour lui, les idées, comme parle Platon, ou les universaux, comme on disait alors, ont une existence indépendante des individus où ils se manifestent. Il admet, par exemple, outre les hommes qui existent, l'humanité qui vit en chacun d'eux, de même qu'il conçoit un temps absolu que les durées particulières manifestent, sans le constituer; une vérité, une et subsistant par elle-même, un type absolu du bien, que tous les biens particuliers supposent et réfléchissent plus ou moins imparfaitement. Anselme va plus loin; il tombe dans l'exagération d'une si haute pensée, c'est-à-dire, dans l'erreur: il admet l'existence réelle des abstractions les plus pures. La couleur est pour lui quelque chose, indépendam

ment du corps coloré. Il voit partout des réalités, il est réaliste. A cette époque, personne n'oublie la théologie. Roscelin avait poussé les conséquences de sa doctrine contre le dogme catholique; Anselme protége le dogme des conséquences de la sienne: il écrit contre Roscelin le Traité de la Trinité1.

Pour combattre le nominalisme naissant, ce n'était pas trop de deux adversaires. Saint Anselme avait parlé surtout au nom de la foi; Guillaume de Champeaux éleva la voix au nom de la science. C'était un archidiacre de Notre-Dame, qui, comme nous l'avons dit, enseignait avec le plus grand succès, d'abord dans l'école du cloître, ensuite à l'abbaye Saint-Victor. Toute sa doctrine, toute sa renommée était dans son attachement au réalisme. Il le professait depuis longtemps au milieu d'un nombreux concours d'auditeurs, quand vint s'asseoir devant sa chaire un jeune Breton d'une figure agréable et doué d'une réunion de talents bien rare au douzième siècle. Il possédait à fond le trivium et le quadrivium, parlait un latin élégant, savait, dit-on, l'hébreu et même quelques mots grecs, faisait des vers charmants et les chantait à ravir. Mais son principal talent, c'était la dialectique ; nul ne pouvait échapper aux ingénieux filets de son argumentation: quiconque entrait en lice contre lui devait céder et avouer sa défaite. Le pauvre Guillaume de Champeaux en fit la triste épreuve. Il fut contraint de confesser publiquement qu'il se trompait; il modifia sa doctrine des universaux, et perdit, avec ses opinions, une partie de sa célébrité et de ses disciples.

Le jeune vainqueur était Pierre Abélard'. Les triomphes de son enseignement, les malheurs de ses amours, la haine de ses ennemis l'environnent à distance d'une poétique auréole. C'est sa pâle et spirituelle figure qui, avec la glorieuse tête de saint Bernard, se détache sur le fond si sombre et si monotone de la société cléricale du douzième siècle. On aime

4. La philosophie agit presque toujours r l'art. Le contre-coup de ces disputes se fit ressentir dans les compositions des trouvères, qui se peuplèrent d'abstractions agissantes, véritables entités scolastiques. Voyez ce que nous avons dit plus haut du Roman de la Rose et des œuvres de Charles d'Orléans. 2. Né dans le diocèse de Nantes, en 4079; mort en 1142,

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à le voir établissant sur la montagne Sainte-Geneviève, non pas son école, mais son camp; car il parlait en plein air comme les sophistes des temps antiques: nul édifice n'aurait pu contenir cette foule immense d'écoliers accourus pour l'entendre, et qui se pressaient, comme un amphithéâtre vivant, sur le penchant de la colline, parmi les vignes et les fleurs. On le suit avec admiration dans les plaines de la Champagne, lorsqu'il va dans la solitude se bâtir lui-même une cabane de feuillage, lorsque la foule obstinée l'accompagne malgré lui, et change sous ses pas le désert en une ville. Une tendre pitié s'attache à ses amours si lointaines, et dont l'expression est encore toute brûlante dans les lettres d'Héloïse. C'est avec bonheur qu'on retrouve au douzième siècle, à travers ce cliquetis de syllogismes, l'accent naturel du cœur ; on avait besoin de se souvenir que, dans ces cloîtres si froids, sous cette science plus froide encore, il y avait des âmes capables d'aimer et de souffrir. L'intérêt s'attache surtout à la victime, à l'amante, à l'épouse fidèle d'Abélard; à cette femme si belle, si savante, si modeste, si dévouée, qui n'a de bonheur et d'orgueil que dans celui qu'elle aime; qui, pour ne pas nuire à la gloire de cet homme, préfère être sa maîtresse que sa femme; qui prend le voile parce qu'il l'ordonne, cesse de lui parler d'amour parce qu'il le défend, l'entretient d'Écriture sainte, de cloître, d'hébreu, de logique, se fait pédante pour lui plaire, heureuse de souffrir seule, de souffrir pour lui! La postérité l'a récompensée de tant d'amour; elle a sauvé la gloire de son époux du naufrage de la scolastique. Un grand poëte anglais, Pope, a fait revivre ses amours; Jean-Jacques Rousseau s'est inspiré de son nom; de nos jours un habile écrivain et un éloquent philosophe ont su nous intéresser aux travaux d'Abélard; enfin le peuple de Paris, si fidèle au culte de toutes les gloires, s'arrête avec respect et attendrissement devant la tombe qui contient les restes réunis des deux illustres amants.

La solution qu'Abélard avait donnée de la grande question des universaux était une conciliation apparente des deux doctrines rivales. Il admettait, avec les nominaux, que les idées générales ne sont point des entités, des êtres réels,

LITT. FR.

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ayant une existence objective hors de l'esprit qui les conçoit, il accordait aux réalistes que ces mêmes idées ne sont pas seulement des mots, flatus vocis; il voulait, comme Condillac, comme tout le dix-huitième siècle, que ce fussent seulement des conceptions de notre esprit, nées de l'observation et forinées par l'analyse: Abélard fut conceptualiste.

Il n'entre point dans notre plan de discuter le mérite de cette doctrine, de faire voir qu'Abélard, comme plus tard Voltaire, cet organe du bon sens universel et superficiel, ne demeurait dans la clarté qu'en ne descendant pas jusqu'à la profondeur. Le lecteur peut consulter sur ce sujet l'admirable exposition placée par M. Cousin à la tête de sa publication des ouvrages inédits d'Abélard1.

Au douzième siècle la philosophie et la théologie se rencontrent et se heurtent sans cesse. Abélard établit en principe ce qui jusqu'à lui n'avait été qu'une tendance incertaine, l'application de la dialectique aux dogmes de la religion. Il veut prouver la foi c'était la supposer douteuse. C'était surtout reconnaître à côté ou même au-dessus d'elle une autorité différente dont elle devait recevoir l'investiture. La raison pouvait ensuite lui dire avec orgueil:

Servare potui; perdere an possim rogas? (Ovide.)

Ces conséquences étaient probables. Elle ne tardèrent pas à éclater; Abélard, comme Roscelin, son maître, s'écarta du dogme catholique et jeta bientôt l'alarme dans le camp sévère de l'orthodoxie.

Saint Bernard' y commandait alors. L'Église, qui avait à

4. Collection de documents inédits sur l'histoire de France, 2 série, Ouvrages inédits d'Abélard.

2. Né en 1091, à Fontaine, en Bourgogne; mort en 1453. Ses œuvres comprennent plus de quatre cents lettres, quatre-vingt-six sermons, un grand nombre de traités. Un manuscrit des Feuillants contient quarante-quatre sermons de saint Bernard écrits en langue romane. Le Roux de Lincy en a imprimé quelques-uns à la suite de sa traduction du Livre des Rois. Nous de vons rappeler ici à nos lecteurs l'excellente étude sur saint Bernard, qui fait partie des Essais d'histoire littéraire de notre ami E. Géruzez. C'est d'elle que nous empruntons les traductions qu'on va lire.

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