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Que je vous laisse aux bras d'un étranger,
Pauvre benêt, sans savoir me venger;
Qu'un vent heureux à ma nef se refuse,
Qu'en cour du roi me batte le portier,
Que du combat je parte le premier,
S'il n'a menti le lâche qui m'accuse.

Cours d'amour; tensons; odes guerrières.

La forme la plus piquante dans laquelle les Provençaux composèrent la chanson d'amour, ce fut le tenson ou le jeu parti, dialogue entre deux troubadours, espèce de tournoi poétique auquel ils se provoquaient en présence des dames et des chevaliers. « Les tensons, dit Jean Nostradamus, le biographe naïf des troubadours, le père du fameux astrologue, estoient disputes d'amours, qui se faisoyent entre les chevaliers et dames poëtes entreparlants ensemble de quelque belle et subtile question d'amours, et où ils n'en pouvoient accorder, ils les envoyoyent pour en avoir la deffinition aux dames illustres présidentes, qui tenoyent cour d'amour ouverte et plénière à Signe et à Pierrefitte, ou à Romanin ou à autres, et là-dessus en faisoyent arrêts qu'on nommoit lous arrests d'amours. »

L'existence de ces curieux tribunaux a été mise hors de doute par les recherches du savant Raynouard. Il en a reconnu des traces incontestables depuis la première moitié du douzième siècle jusqu'après le quatorzième. Maître André, chapelain de la cour de France, qui vivait vers l'an 1170, en parle, dans un traité écrit en latin, comme d'une institution déjà fort ancienne, et en fait remonter l'origine à l'un des chevaliers d'Arthur. Les dames avaient, comme il est juste, la haute main dans ces galantes cours. Ce sont elles qui président, elles qui écoutent les plaideurs. Les arrêts sont rendus en leur nom de dominarum judicio, dit le grave chapelain André. Il cite même, en fidèle historien, les noms maintenant obscurs des plus illustres conseillers. Dans une autre liste donnée par Nostradamus, espèce d'almanach royal du palais d'amour, nous remarquons, comme faisant partie d'une cour d'Avignon, Laure de Noves, femme de Hugues de Sade

et sa tante Mme Phanette, lesquelles « romançoyent toutes deux promptement en toute sorte de rhythme provençale. Phanette, comme très-excellente en la poésie, avoit une fureur ou inspiration divine, laquelle fureur estoit estimée un vrai don de Dieu. Elles deffinissoyent aussi les questions d'amours. Quant à Laure, elle fit un ouvrage plus beau que tous ceux de sa tante: elle inspira Pétrarque.

Ce n'était pas seulement dans la Provence que fonctionnaient ces gracieuses cours; André cite celles que présidaient les comtesses de Champagne et de Flandre, aussi bien que les cours où siégeaient la reine Éléonore de Guyenne et la vicomtesse Hermengarde de Narbonne. Les dames juges étaient quelquefois fort nombreuses. Il y en avait dix à la cour de Signe, ainsi qu'à Pierrefitte, douze à Romanin, quatorze à Avignon, et jusqu'à soixante à la cour de Champagne. Elles se faisaient assister par des chevaliers experts, espèces de jurisconsultes ès galanterie, amoureux émérites, qui n'avaient probablement que voix consultative. Souvent ils servaient d'arbitres, quand les parties ne jugeaient pas à propos de provoquer une décision juridique. Étaient-elles mécontentes de l'arbitrage ou même du jugement, il y avait droit d'appel. Nous voyons dans une circonstance la cour de Romanin juger en cassation. Celle d'Avignon jouissait sous ce rapport d'une grande célébrité. C'est là que se trouvaient « tous les poëtes, gentilshommes et gentils femmes du pays, pour ouïr les deffinitions des questions et tensons d'amours qui y estoient proposées. »

Ces tribunaux, forts du respect avec lequel on accueillait leurs décisions, s'arrogeaient quelquefois le pouvoir législatif. « La cour des dames, assemblée en Gascogne, a établi, du consentement de toute la cour, cette constitution perpétuelle. »

Il existait pourtant un code antérieur et supérieur à tous leurs arrêts. Son origine était aussi curieuse que son disposi tif. Accepté par une espèce d'assemblée constituante, il avait été rédigé par une main mystérieuse. Un chevalier errant l'avait trouvé écrit et suspendu par une chaîne d'or à la perche d'un faucon, dans le palais du roi Arthur. Nous en

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avons encore une partie. « Le mariage, disait entre autres choses le législateur, n'est pas une excuse légitime contre l'amour. Personne ne peut avoir à la fois deux attachements. Qui ne sait céler ne peut aimer. L'amour ne peut rien refuser à l'amour. Le véritable amant est toujours timide.» Ce texte peut faire préjuger la nature des débats. Nous nous bornerons à en citer un nouvel exemple. Deux troubadours plaidèrent contradictoirement cette question : L'amour peut-il exister entre légitimes époux? Nous frémissons d'ajouter que la réponse de la cour fut négative. C'est à la comtesse de Champagne qu'incombe la responsabilité de cette opinion.

Nous transcrivons ici un tenson où l'on verra aux prises deux poëtes provençaux fort célèbres de leur temps, Sordel et Bertran d'Alamanon 1.

SORDEL. S'il vous fallait perdre la joie des dames, renoncer aux amies que vous avez jamais eues, que vous aurez jamais, ou sacrifier à la dame que vous aimez le mieux l'honneur que vous avez acquis ou que vous acquerrez par la chevalerie, lequel des deux choisiriez-vous?

BERTRAN. « Les dames que j'aimais m'ont si longtemps refusé, j'ai reçu d'elles si peu de bien, que je ne puis les comparer à la chevalerie. Que votre part soit la folie d'amour dont la jouissance est si vaine. Courez après ces plaisirs qui perdent leur prix dès qu'on les obtient; mais, dans la carrière des armes, je vois toujours devant moi de nouvelles conquêtes à faire, une nouvelle gloire à acquérir.

SORDEL. « Où donc est la gloire sans amour? Comment abandonner la joie et la galanterie pour les blessures et les combats? La soif, la faim, l'ardeur du soleil ou les rigueurs du froid sont-elles préférables à l'amour? Ah! c'est volontiers que je vous cède ces avantages pour le bonheur souverain qui m'attend auprès de ma belle.

α

BERTRAN. « Quoi donc, oserez-vous paraître devant votre amie, si vous n'osez prendre les armes pour combattre? Il n'y a point de vrai plaisir sans la vaillance; c'est elle qui élève

4. Nous empruntons ici la traduction de Sismondi.

aux plus grands honneurs; mais les fausses joies de l'amour entraînent l'avilissement et la chute de ceux qu'elles séduisent.

SORDEL. « Pourvu que je sois brave aux yeux de celle que j'aime, peu m'importe d'être méprisé des autres : que je tienne d'elle tout mon bonheur, je ne veux point d'autre félicité. Allez, renversez les châteaux et les murailles, et moi je recevrai de mon amie un doux baiser. Vous gagnerez l'estime des grands seigneurs français; mais combien je prise davantages ses innocentes faveurs que les plus beaux coups de lance!

BERTRAN. «Mais, Sordel, aimer sans valeur, c'est tromper celle qu'on aime. Je ne voudrais pas de l'amour de celle que je sers, si je ne méritais pas son estime : un bien si mal acquis ferait mon malheur. Gardez donc les tromperies d'amour, et laissez-moi l'honneur des armes, puisque vous êtes assez insensé pour mettre en balance un bonheur faux avec une joie légitime.

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Sordel, qui, dans un jeu d'esprit ingénieux, se fait ici le champion du parti le moins honorable, est le même troubadour dont Dante a éternisé la mémoire dans une magnifique image. Le poëte florentin le trouve à l'entrée du purgatoire, et, pénétré de respect pour sa noble fierté, il le compare à un lion qui repose calme dans sa force '. C'est que Sordel savait trouver quelquefois de mâles et belliqueux accents. Il nous reste de lui un éloge funèbre du chevalier aragonais Biacas. C'est pour notre poëte l'occasion d'un chant guerrier et politique d'une verve étincelante, d'une extrême amertume. Cette citation va nous initier à un genre nouveau traité par les troubadours.

« Je veux en ce rapide chant, d'un cœur triste et marri, plaindre le seigneur Blacas, et j'en ai bien raison : car en lui j'ai perdu un seigneur et un bon ami, et les plus nobles vertus sont éteintes avec lui. Le dommage est si grand que je

A. Purgatorio, canto VI.

a Ella non ci diceva alcuna cosa:
Ma lasciava ne gir, solo guardando
A guisa di leon, quando si posa. »

n'ai pas soupçon qu'il se répare jamais, à moins qu'on ne lui tire le cœur et qu'on ne le fasse manger à ces barons qui vivent sans cœur, et alors ils en auront beaucoup.

Que d'abord l'empereur de Rome mange de ce cœur; il en a grand besoin, s'il veut conquérir par force les Milanais qui maintenant le tiennent conquis lui-même, et il vit déshérité malgré ses Allemands.

Qu'après lui mange de ce cœur le roi des Français, et il retrouvera la Castille qu'il a perdue par niaiserie ; mais s'il pense à sa mère, il n'en mangera pas; car il paraît bien, par sa conduite, qu'il ne fait rien qui lui déplaise.

« Je veux que le roi anglais mange aussi beaucoup de ce cœur, et il deviendra vaillant et bon, et il recouvera la terre que le roi de France lui a ravie, parce qu'il le sait faible et lâche 1. »

Tous les princes, tous les seigneurs de l'Europe ont ainsi successivement leur part à cette sauvage invention et à cette sanglante invective. La satire s'y mêle continuellement à l'inspiration guerrière. C'est le caractère du poëme qu'on appelait le sirvente 2.

Les troubadours célèbrent rarement la guerre. La vie réelle en était trop pleine pour que la poésie aimât à s'y arrêter. Toutefois, quand l'occasion les y porte, ils savent la chanter comme la faire. On sent, au ton de leurs sirventes, que les troubadours étaient presque tous des chevaliers. Voici une ode véritable composée par un poëte que nous connaissons déjà, le belliqueux Bertran de Born.

tur.

Bien me sourit le doux printemps,
Qui fait venir fleurs et feuillages;
Et bien me plaît lorsque j'entends
Des oiseaux le gentil ramage.
Mais j'aime mieux quand sur le pré
Je vois l'étendard arboré,

Flottant comme un signal de guerre;
Quand j'entends par monts et par vaux

1. Traduction de M. Villemain, Littérature au moyen âge, t. I, p. 494. 2. « Poemata in quibus servientium, seu militum facta et servitia referun Du Cange, au mot Siventvis.

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