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Il serait difficile de refaire, à l'aide de quelques mots échappés aux écrivains grecs et romains, l'image d'un peuple presque entièrement détruit. Toutefois, à travers le demi-jour de ces documents incomplets, les Ibères nous apparaissent comme une race active, ingénieuse, plus propre à la défense qu'à l'attaque, et dont la civilisation hâtive et incomplète fut plusieurs fois en proie à la violence barbare de leurs plus jeunes voisins. Disséminés sur une surface immense, ils formaient plutôt des tribus qu'une nation. Point de ligue entre eux, point d'alliances: ils restèrent isolés par fierté, et faibles par isolement. Ceux des montagnes semblent avoir retrempé leur énergie dans la sauvage nature qui les environnait. Voisins des Celtes, ils s'en distinguaient par la sobriété de leur vie et la simplicité sévère de leur costume. Tandis que les Gaulois aimaient les habits éclatants, rayés de couleurs brillantes, les Ibères portaient des vêtements noirs de grosse laine avec de longues bottes de crin. Les femmes même, comme aujourd'hui les Espagnoles, se paraient de voiles noirs.

Tout en eux indique un peuple primitif, qui s'est fait luimême ses idées par l'observation, et n'a rien reçu des autres. Chacune de ces tribus donne aux mois des noms particuliers, et tous ces noms désignent d'une manière pittoresque l'aspect ou les productions de la nature à la période de l'année qu'ils remplissent. Sa semaine est de trois jours, période dont la courte durée et le souvenir facile durent convenir à une civilisation naissante.

Langue et poésie des Ibères.

La langue des Ibères, qu'ils nommaient eux-mêmes Escara ou Euscara, a été le sujet de curieuses recherches1. Il paraît certain qu'elle ne différait pas essentiellement du basque qu'on parle encore aujourd'hui des deux côtés des Pyrénées.

Quelques savants ont beaucoup vanté la richesse de cette langue; ils ont cité avec orgueil les deux cent six présents que

1. M. Ampère, dans son Histoire de la littérature française avant le douzième siècle, cite les travaux antérieurs aux siens. Il faut ajouter ceux de M. W. F. Edwards, dans l'ouvrage cité ci-dessus.

possède chaque verbe, les modes affirmatifs, négatifs, éventuels, courtois, familiers, masculins et féminins dont il dispose, sans réfléchir que cette abondance stérile atteste l'enfance d'une civilisation qui n'a pu parvenir à la simplicité des idées générales et au facile mécanisme d'une langue analytique1.

Cet âge social n'est pas le moins favorable à la poésie. Strabon atteste que les Turditains, peuple espagnol de race ibérique, possédaient de son temps des monuments écrits d'une antique tradition, des poëmes et des lois en vers, vieilles, disait-on, de six mille ans. Les Galiciens marchaient au combat en chantant des hymnes guerriers. Les Cantabres entonnaient le péan de victoire sur la croix où les clouait la barbarie des Romains". De tous ces chants, il nous resterait, si nous en croyions G. de Humboldt et J. J. Ampère, un fragment écrit en langue basque et relatif à un siége que les armées d'Auguste firent soutenir aux Ibères, dans leurs montagnes. Ce poëme populaire, au moins sous sa forme actuelle, est bien loin d'être contemporain de l'époque qu'il célèbre; et, malgré la rude simplicité qui le caractérise et semble attester une origine ancienne, la critique moderne en a mis en doute l'authenticité. Nous citons néanmoins cette curieuse composition dans la traduction qu'en a donnée Ampère".

« Les étrangers de Rome - veulent forcer la Biscaye, et -la Biscaye élève le chant de guerre.

<< Octavien (est) le seigneur du monde; - Lecobidi, — des Biscayens.

4. M. Edwards semble devoir dissiper le prestige de la langue basque, en faisant remarquer ce principe, que « des particules détachées dans d'autres langues entrent en combinaison dans celle-ci, pour former des déclinaisous et des conjugaisons fort compliquées en apparence. » Le même auteur cite, dans sa Lexicographie, un assez grand nombre de mots français qui paraissent venir de la langue basque, comme ennui de enojua (espag. enojo, ital. noja), aise de aisa (facile); vague (flot) de baga.

2. Strabon, liv. III, chap. 1.

3. Silius Italicus, liv. III, v. 345.

4. Strabon, liv. III, chap. iv.

5. Ce poëme fut découvert en 1590, par J. Ibanez de Ibarguen, et publié pour la première fois en 1847 par G. de Humboldt, dans le Mithridate, Mon ami Julien Vinson, jeune et savant linguiste, croit que ce chant ne remonte pas au delà du seizième siècle.

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la montagne, les cavernes. En lieu favorable

nous) ferme a le courage.

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« Petite (est notre) frayeur, au mesurer des armes; (mais,) ô notre arche au pain, vous

« Si dures cuirasses

défense

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(sont) agiles.

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êtes (mal) pourvue.

ils portent (eux),

Cinq ans durant, -de jour et de nuit, pos, le siége dure.

α

les

corps sans

sans aucun re

Quand un de nous-eux tuent, quinze d'eux (sont) détruits.

a

(Mais) eux (sont) nombreux, et nous petite troupe,— à la fin nous faisons amitié. »

Nous entrevoyons déjà, dans ce chant guerrier de la race primitive, le peuple conquérant qui apporte à la Gaule d'autres idées, d'autres mœurs, une civilisation et une littérature étrangères. C'est de lui que nous avons maintenant à parler.

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C'est surtout par Rome que la Gaule connut la Grèce. Quoique les colonies helléniques viennent avant Rome la visiter, elles ne font qu'en toucher le bord. Rhodes établit un comptoir à l'embouchure du Rhône. Marseille elle-même y demeure pendant six siècles isolée dans son élégante civilisation. Elle introduit la Grèce en Gaule; elle ne transforme pas les Gaulois en Grecs. « Marseille, dit un géographe latin,

contemporain de l'empereur Claude', est une ville d'ori gine phocéenne, placée entre des nations sauvages maintenant pacifiées, mais dont elle diffère beaucoup. Il est merveilleux avec quelle facilité elle a conquis sa place parmi elles, et combien elle a conservé fidèlement jusqu'à ce jour sa propre civilisation. La Grèce ignorait profondément cette Gaule, où ses propres enfants s'étaient depuis longtemps établis Diodore de Sicile, qui écrivait après César, parle des régions transalpines comme d'un pays où tous les fleuves sont glacés.

La civilisation grecque fut donc circonscrite ici dans un étroit espace. Elle eut sa vie à part, jusqu'à ce que cette contrée fût devenue entièremeut romaine. Alors seulement nous voyons les sciences et les arts grecs se répandre dans les provinces gauloises, comme ils avaient prévalu à Rome. Du temps de César, les Gaulois se servaient de caractères helléniques pour écrire leur propre langue. Sous les Antonins, Lucien mentionne un philosophe gaulois, c'est-à-dire probablement un druide, qui était instruit dans les lettres de la Grèce et parlait très-bien la langue grecque. Les médailles gauloises frappées avant la conquête sont d'un travail grossier: après cette époque, la Gaule donne des sculpteurs à Rome. Ce fut de Clermont qu'on fit venir l'artiste chargé d'exécuter la statue colossale de Néron. Au quatrième siècle le grec était aussi usuel à Arles que le latin. Le peuple chantait indifféremment l'office religieux dans ces deux langues.

On peut dire en général que la Grèce n'était pas faite pour la domination, mais pour l'influence; elle ne devait pas être la reine, mais l'institutrice du monde. La Grèce ne conquiert pas, elle colonise; elle ne saisit pas les populations comme dans une moule puissant pour leur donner sa forme: elle jette en elles son esprit et sa pensée. Rome fut conquérante comme le premier empire français, par les armes et les lois, la Grèce le fut comme notre dix-huitième siècle, par les idées et par les arts. Ces deux forces agirent ensemble sur la Gaule. L'épée de César creusa le sillon où germèrent les idées des Grecs.

4. Pomponius Mela, liv. II, chap. v.

Influence de Rome.

Rome représente le principe du gouvernement; si elle combat, c'est pour unir, pour organiser dans un corps puissant toutes les nations qu'elle absorbe. A la suite de ses légions marchent ses légistes. Sa vraie littérature c'est son droit immortel, c'est-à-dire l'unité dans le commandement; c'est aussi l'éloquence du Forum, destinée à le faire prévaloir. Sa vie politique, c'est la fondation du pouvoir; son histoire, c'est l'épopée de la guerre et de la conquête.

Un sénat puissant, âme de Rome et du monde, attire et assimile tout élément étranger. La plèbe, c'est-à-dire les vaincus, les nouveaux Romains, lutte en vain au nom du principe

main de la liberté; le jour où la liberté semble triompher, où le sénat, ce pouvoir multiple, est convaincu d'impuissance à représenter la force centrale, ce jour-là se constitue la vraie forme de Rome, l'unité la plus formidable du commandement, le despotisme militaire, l'empire; forme si vitale, que par elle seule Rome organise définitivement le monde déjà conquis, et que le nom de cette puissance se prolonge à travers les temps modernes comme un objet d'admiration et de terreur, comme l'effroi de la liberté et la suprême ambition de quiconque aspire à fonder un vaste et énergique pouvoir.

Il est remarquable que c'est l'orgueil du commandement qui donne à la littérature romaine une originalité frappante. Dans sa poésie elle croit imiter la Grèce ; elle en copie toutes les formes; mais une pensée inconnue à la Grèce domine et agrandit cette imitation. Partout dans les poëtes latins audessus de ces riantes images de la mythologie s'élève l'image plus haute de l'immortelle cité : par delà les sommets de l'Olympe on découvre toujours les muraillos de la grande Rome, altæ mania Romæ.

La Gaule soumise par Jules César se vit associée aux destinées de l'empire. Déchirée jusqu'alors par les rivalités sanglantes de ses peuples divers, elle connut pour la première fois l'unité et le calme d'un gouvernement régulier. Si la conquête avait été atroce, l'administration fut d'abord équi

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