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origines, au moins par la nature des sujets qu'elle traite. Ainsi l'élément germanique est principalement représenté par les sujets carlovingiens, l'élément celtique par les sujets bretons.

Il serait étonnant que l'antiquité gréco-latine, qui formait toujours le fond de la civilisation et de la langue du moyen âge, n'eût pas fourni à ses poêtes le sujet d'une partie de leurs chants. Elle a, en effet, payé un riche tribut à la verve épique de nos trouvères. Mais ici encore, comme dans le cycle qui vient de nous occuper, la matière fournie par l'ancien monde a reçu, après sa nouvelle fusion, l'empreinte commune du moyen âge. C'est sous ce rapport seulement qu'elle doit nous occuper. Rien de plus curieux, en effet, que de voir les riches débris de l'art antique perdre leur forme élégante et classique sous la main du gothique architecte. Rien n'exprime mieux la force vitale du génie romantique que de le voir s'emparer ainsi de sujets grecs et latins sans se laisser dominer par leur admirable forme.

Ulysse dans la tradition populaire.

Le premier exemple d'une fiction inspirée par les souvenirs de l'antiquité est des plus curieux: c'est l'histoire d'Ulysse déguisée sous des noms et des circonstances modernes, et attribuée à un seigneur des environs de Toulouse, nommé Raymond du Bousquet. Elle se trouve dans une légende languedocienne du onzième siècle, analysée par Fauriel1. Minerve est remplacée par Sainte-Foi, qui, après une tempête de trois jours, arrache le héros au naufrage et le ramène dans sa patrie. Pénélope a perdu sa constance avec son nom; elle a prêté l'oreille à un prétendant, qui ne l'est déjà plus, quand Raymond revient inconnu dans son Ithaque. Le comte se cache dans la demeure d'un paysan qui lui est resté aussi fidèle qu'Eumée au fils de Laërte. C'est là qu'il attend l'heure où il pourra chasser l'intrus et reconquérir son domaine. Enfin, ce qui ne peut être une ressemblance fortuite, Raymond est re

Romans provençaux (1x* leçon).

connu, dans un bain, à la circatrice d'une blessure, comme Ulysse par sa nourrice Euryclée. Ce dernier trait appartient aux mœurs grecques et ne saurait avoir été imaginé au onzième siècle. Pour compléter l'analogie, le narrateur ajoute, dans une espèce de post-scriptum, une particularité qu'il a omise dans la suite du récit; il raconte que les pirates qui s'étaient rendus maîtres de Raymond, lui firent boire une potion tirée d'une plante magique, qui avait pour effet de faire perdre à ceux qui en goûtaient le souvenir de leur patrie et de leur famille. On voit que la poétique fiction du lotos vivait encore dans la mémoire du peuple. Car ce n'est point par la transmission savante des écoles que l'histoire d'Ulysse a pu se perpétuer ainsi en s'altérant. Elle s'est propagée comme se conservent chez nous certaines aventures chevaleresques, par la tradition orale, par les contes dont les mères amusent la curiosité de l'enfance.

Cause de la vogue des sujets classiques.

Ce fut vers la fin du douzième siècle ou au treizième que la poésie française commença à redire les noms à jamais glorieux d'Ilion, d'Hector, d'Alexandre. Nul doute que les trouvères qui alors discréditaient partout les jongleurs, et prétendaient que

Ces trovéors bâtards font contes abaisser ',

ne cherchassent dans les souvenirs confus de l'antiquité le double avantage de faire briller leur supériorité classique et d'offrir un thème nouveau à la curiosité des auditeurs. Ils disaient avec une certaine satisfaction :

Cette ystoire n'est pas usée,

Ni en guère de lieux trouvée,
Jà écrite ne fut encore".

Ils s'écriaient aussi, en paraphrasant à leur manière l'oc profanum d'Horace :

Or s'en aillent de tous mestiers,

4. Alexandre et Lambert li Cors, Poëme d'Alexandre le Grand, 2. Benoît de Saint-More, Histoire de la guerre de Troie,

Se il n'est clers ou chevaliers :
Car autant peuvent écouter
Comme les ânes au harper',

Mais, outre les calculs personnels des poëtes, il faut voir dans le succès des sujets antiques un changement et un progrès chez leur public. De même qu'en quittant Charlemagne pour Arthur, l'épopée avait marqué, pour ainsi diré, par un changement de dynastie, l'avénement d'une idée nouvelle, la chevalerie; ici, le choix des sujets gréco-romains annonce un pressentiment lointain et confus de la Renaissance, un avantgoût de Dante et de Pétrarque. La tradition latine indique ainsi, ce que nous verrons mieux encore dans un des chapitres suivants, qu'elle n'est point morte pour s'être effacée, qu'elle sommeille au fond des cloîtres, toute prête à renaître quand les temps seront venus. Elle fait ici un premier mouvement, une première tentative bien faible encore pour rentrer dans la société laïque, pour amener peu à peu ce qui doit constituer un jour l'éternelle beauté de la littérature française, je veux dire la fusion du goût antique et de l'inspiration moderne.

Telle est évidemment la pensée d'un de ces trouvères. Je m'étonne, dit-il, que personne n'ait encore écrit ces histoires en langue d'oil, car peu de gens entendent le latin: il y a plus de laïques que de lettrés :

Moult me merveil de ces clercs sages
Qui entendent plusieurs langages,
Et n'ont pas traduit cette histoire
Que nul ne tient en sa mémoire :

Je ne dis pas qu'il n'ait bien dit

Celui qui en latin la mit:

Mais y a plus laiz (laïques) que lettrés;
Si le latin n'est translaté,

Guère ne seront entendant.

Pour ce je veux dire en roman 2.

Les trouvères du cycle gréco-latin s'occupèrent d'abord de

4. L'auteur anonyme du Roman de Thèbes.

2. Hugues de Rotelande, trouvère qui vivait à Credenhill, en Cornouailles, dans la seconde moitié du douzième siècle.

la guerre de Troie. C'était pour ainsi dire encore un sujet national. Presque toutes les nations de l'Europe voulaient descendre des Troyens. On rattachait à cette guerre l'expédition des Argonautes, qui devait plaire singulièrement à une époque où les croisades entraînaient de nouveaux conquérants vers les contrées lointaines de l'Asie. On chantait aussi la guerre de Thèbes, sujet populaire au moyen âge, depuis que Stace, l'auteur de la Thébaïde, passait pour s'être converti au christianisme.

Ce n'était pas d'après Homère que les trouvères redisaient le siége de Troie : l'Iliade n'était point connue, et son auteur, dont on ne citait que le nom, était regardé comme un grossier imposteur. Les récits de la guerre de Troie qu'on acceptait comme véridiques, et où nos poëtes puisaient à pleines mains, étaient les ouvrages attribués à Darès le Phrygien et à Dictys de Crète. Le premier était un prêtre troyen, dont Homère fait mention on prétendait qu'il avait rédigé l'histoire de la destruction de sa ville natale. Cette croyance remontait bien au delà du moyen âge: Élien nous affirme que l'histoire de Darès le Phrygien existait de son temps. Un obscur écrivain, postérieur au siècle de Constantin, profitant de cette tradition, rédigea un informe tissu de fables, qu'il donna pour une traduction de Darès par Cornélius Népos. Ce qu'il y a de piquant dans ce travail, c'est la préface que le prétendu Népos adresse à son ami Salluste, et où il affirme qu'il a découvert un manuscrit de la propre main de Darès.

L'ouvrage de Dictys de Crète formait la contre-partie et en quelque sorte le correctif de celui de Darès : c'était le Grec parlant après le Troyen. Dictys était un soldat d'Idoménée qui avait suivi son prince au siége de Troie. Sous le règne de Néron avait eu lieu en Crète un tremblement de terre, et cette catastrophe, à la fois terrible et bienfaisante, avait renversé la ville de Gnosse et mis à découvert le coffre où dormait, dans le tombeau de l'écrivain crétois, son précieux manuscrit. Les trouvères du moyen âge, s'appuyant sur des autorités si compétentes, ne pouvaient manquer d'être parfaitement renseignés.

Ces deux originaux jouissaient d'un avantage considérable à cette époque: ils avaient supprimé toute la partie mytholo

gique de la fable d'Homère, et ils laissaient ainsi le champ libre aux fictions de la chevalerie. Nos trouvères ne s'en firent pas faute, ils donnèrent impartialement la colée à tous les héros grecs ou troyens : tous devinrent des chevaliers pleins de valeur et de galanterie. Achille et Hector brillent au premier rang, comme dans Homère, mais d'une tout autre façon. Thersite est devenu un nain. Les remparts de Troie sont en marbre, et le palais de Priam est un château enchanté. Seuls, Anténor et Énée ont peu à se louer des poëtes descendants de Francus et de Brutus. Ils sont les Gannelons de la geste troyenne. Ce sont eux qui introduisent dans leur ville natale le célèbre cheval de bois.

Ces ouvrages, où l'antiquité subit ainsi un travestissement chevaleresque, grâce à l'ignorance des auteurs et au goût décidé de leur public, ont laissé des traces profondes dans les littératures de l'Europe. Quelques grands poëtes modernes ont conservé à ces nobles figures de la Grèce et de Rome la physionomie que nos trouvères leur avaient donnée. C'est ainsi que Shakspeare fait un mélange naïf des événements anciens avec les sentiments du moyen âge; c'est ainsi que Corneille et Racine lui-même nous montrent quelquefois les héros antiques tels que le treizième siècle les avait transmis aux interminables romans du dix-septième.

La guerre de Troie; Médée; Alexandre.

Le premier trouvère qui ait traité de la Guerre de Troie est Benoît de Sainte-More, qui vivait sous Henri II d'Angleterre1. Son œuvre n'a pas moins de trente mille vers, sans compter les vingt-trois mille qui composent son Histoire des ducs de Normandie. Benoît eût pu défier Homère, comme Crispinus provoquait Horace'. Il est vrai que les lignes du poëte normand ne sont que de huit syllabes.

4. Les ouvrages de ce trouvère n'ont point été imprimés dans leur ensemble; M. F. Michel en a publié un extrait dans ses Chroniques anglo-normandes. 2. Horace, Sat. I, 4.

Crispinus minimo me provocat: Accipe, sodes,
Accipe jam tabulas: dentur nobis locus, hora,
Custodes, videamus uter plus scribere possit.

LITT. FR.

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