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SUR

LA CONVERSION DU PÉCHEUR

La première chose que Dieu inspire à l'âme qu'il daigne toucher véritablement est une connoissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l'âme considère les choses et elle-même d'une façon toute nouvelle.

Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu'elle trouvoit dans les choses qui faisoient ses délices. Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmoient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle s'abandonnoit avec une pleine effusion de cœur. Mais elle trouve encore plus d'amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde. D'une part, la présence des objets visibles la touche plus que l'espérance des invisibles, et de l'autre la solidité des invisibles la touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi la présence des uns et la solidité des autres disputent son affection, et la vanité des uns et

D

1. «Du pécheur. Pascal me parait exprimer ici ce qui s'est passé dans son âme pendant ce temps critique de sa vie où s'accomplit laborieusement sa grande et dernière conversion, c'est-à-dire pendant l'année 1654.

2. La présence. » Nons croyons qu'il faut lire ainsi, et non pas la vanité, legon qui ne donne pas un sens satisfaisant.

l'absence des autres excitent son aversion; de sorte qu'il naît dans elle un désordre et une confusion. . . .

Elle considère les choses périssables comme périssantes et même déjà péries; et dans la vue certaine de l'anéantissement de tout ce qu'elle aime, elle s'effraye dans cette considération, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s'écoule à tout moment, et qu'enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dénuée de toutes les choses auxquelles elle avoit mis son espérance. De sorte qu'elle comprend parfaitement que son cœur ne s'étant attaché qu'à des choses fragiles et vaines, son âme doit se trouver seule et abandonnée au sortir de cette vie, puisqu'elle n'a pas eu soin de se joindre à un bien véritable et subsistant par lui-même, qui pût la soutenir et durant et après cette vie.

De là vient qu'elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis; les biens, la pauvreté; la disgrâce, la prospérité; l'honneur, l'ignominie; l'estime, le mépris; l'autorité, l'indigence; la santé, la maladie, et la vie même. Enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le désir de cette âme, qui recherche sérieusement à s'établir dans une félicité aussi durable qu'elle-même.

Elle commence à s'étonner de l'aveuglement où elle a vécu; et quand elle considère d'une part le long temps qu'elle a vécu sans faire ces réflexions, et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l'autre combien il est constant que l'âme, étant immortelle comme elle l'est, ne peut trouver sa félicité parmi des

choses périssables, et qui lui seront ôtées au moins à la mort, elle entre dens une sainte confusion et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire. Car elle considère que, quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autorité que puisse avoir cette multitude d'exemples de ceux qui posent leur félicité au monde, il est constant néanmoins que quand les choses du monde auroient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d'expériences si funestes et si continuelles, il est inévitable que la perte de ces choses ou que la mort enfin nous en prive; de sorte que l'âme s'étant amassé des trésors de biens temporels de quelque nature qu'ils soient, soit or, soit science, soit réputation, c'est une nécessité indispensable qu'elle se trouve dénuée de tous ces objets de sa félicité; et qu'ainsi, s'ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n'auront pas de quoi la satisfaire toujours; et que si c'est se procurer un bonheur véritable, ce n'est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu'il doit être borné avec le cours de cette vie. De sorte que par une sainte humilité, que Dieu relève au-dessus de la superbe, elle commence à s'élever au-dessus du commun des hommes; elle condamne leur conduite, elle déteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement; elle se porte à la recherche du véritable bien; elle comprend qu'il faut qu'il ait ces deux qualités : l'une qu'il dure autant qu'elle, et qu'il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l'autre qu'il n'y ait rien de plus aimable.

Elle voit

que

dans l'amour qu'elle a eu pour le monde elle trouvait en lui cette seconde qualité dans son aveu

glement; car elle ne reconnoissoit rien de plus aimable. Mais comme elle n'y voit pas la première, elle connoît que ce n'est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs, et, connoissant par une lumière toute pure qu'il n'est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d'elle, ni devant elle (rien donc en elle ni à ses côtés), elle commence à le chercher au-dessus d'elle.

Cette élévation est si éminente et si transcendante qu'elle ne s'arrête pas au ciel, il n'a pas de quoi la satisfaire; ni au-dessus du ciel, ni aux anges, ni aux êtres les plus parfaits. Elle traverse toutes les créatures, et ne peut arrêter son cœur qu'elle ne se soit rendue jusqu'au trône de Dieu, dans lequel elle commence à trouver son repos; et ce bien qui est tel qu'il n'y a rien de plus aimable', et qui ne peut lui être ôté que par son propre consentement. Car encore qu'elle ne sente pas ces charmes dont Dieu récompense l'habitude dans la piété, elle comprend néanmoins que les créatures ne peuvent pas être plus aimables que le Créateur; et sa raison aidée des lumières de la grâce lui fait con

1. De plus aimable. » Ainsi Lamartine :

Quand je pourrais le suivre [le soleil] en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts;

Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire,

Je ne demande rien à l'immense univers.

Mais peut-être au delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux.
Là je m'enivrerais à la source où j'aspire.
Là je retrouverais et la vie et l'amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour.

noître qu'il n'y a rien de plus aimable que Dieu, et qu'il ne peut être ôté qu'à ceux qui le rejettent, puisque c'est le posséder que de le désirer, et que le refuser c'est le perdre. Ainsi elle se réjouit d'avoir trouvé un bien qui ne peut pas lui être ravi tant qu'elle le désirera, et qui n'a rien au-dessus de soi.

Et dans ces réflexions nouvelles, elle entre dans la vue des grandeurs de son Créateur et dans des humiliations et des adorations profondes. Elle s'anéantit en conséquence, et, ne pouvant former d'elle-même une idée assez basse, ni en concevoir une assez relevée de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu'aux derniers abîmes du néant, en considérant Dieu dans des immensités qu'elle multiplie sans cesse. Enfin dans cette conception, qui épuise ses forces, elle l'adore en silence, elle se considère comme sa vile et inutile créature, et par ses respects réitérés l'adore et le bénit, et voudroit à jamais le bénir et l'adorer. Ensuite elle reconnoît la grâce qu'il lui a faite, de manifester son infinie majesté à un si chétif vermisseau; et après une ferme résolution d'en être éternellement reconnoissante, elle entre en confusion d'avoir préféré tant de vanités à ce divin maître; et dans un esprit de componction et de pénitence elle a recours à sa pitié pour arrêter sa colère, dont l'effet lui paroît épouvantable. Dans la vue de ces immensités. Elle fait d'ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que comme il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire à lui, et lui faire connoître les moyens d'y arriver. Car comme c'est à Dieu qu'elle aspire, elle aspire encore à n'y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu même, parce qu'elle

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