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Les hommes ont pris plaisir à se former une idée de l'agréable si élevée que personne n'y peut atteindre. Jugeons-en mieux, et disons que ce n'est que le naturel avec une facilité et une vivacité d'esprit qui surprennent. Dans l'amour ces deux qualités sont nécessaires..Il ne faut rien de force, et cependant il ne faut rien de lenteur l'habitude donne le reste.

Le respect et l'amour doivent être si bien proportionnés qu'ils se soutiennent sans que ce respect étouffe l'amour.

Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent; c'est d'un amour violent que je parle : il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux.

L'on dit qu'il y a des nations plus amoureuses les unes que les autres; ce n'est pas bien parler, ou du moins cela n'est pas vrai en tous sens. L'amour ne consistant que dans un attachement de pensée, il est certain qu'il doit être le même par toute la terre. Il est vrai que, se déterminant autre part que dans la pensée, le climat peut ajouter quelque chose, mais ce n'est que dans le corps.

Il est de l'amour comme du bon sens : comme l'on croit avoir autant d'esprit qu'un autre, on croit aussi aimer de même. Néanmoins, quand on a plus de vue l'on aime jusques aux moindres choses, ce qui n'est pas possible aux autres. Il faut être bien fin pour remarquer cette différence.

l'on

L'on ne peut presque faire semblant d'aimer que ne soit bien près d'être amant, ou du moins que l'on n'aime en quelque endroit; car il faut avoir l'esprit et

les pensées de l'amour pour ce semblant. Et le moyen de bien parler sans cela? La vérité des passions ne se déguise pas si aisément que les vérités sérieuses.

Il faut du feu, de l'activité et un feu d'esprit naturel et prompt pour la première; les autres se cachent avec la lenteur et la souplesse, ce qui est plus aisé de faire.

Quand on est loin de ce que l'on aime, l'on prend la résolution de faire ou de dire beaucoup de choses; mais quand on est près, on est irrésolu. D'où vient cela? C'est que quand on est loin, la raison n'est pas si ébranlée, mais elle l'est étrangement en la présence de l'objet : or pour la résolution il faut de la fermeté qui est ruinée par l'ébranlement.

Dans l'amour on n'ose hasarder parce que l'on craint de tout perdre; il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusques où? L'on tremble toujours jusques à ce que l'on ait trouvé ce point. La prudence ne fait rien pour s'y maintenir quand on l'a trouvé.

Il n'y a rien de si embarrassant que d'être amant et de voir quelque chose en sa faveur sans l'oser croire : l'on est également combattu de l'espérance et de la crainte. Mais enfin la dernière devient victorieuse de l'autre.

Quand on aime fortement, c'est toujours une nouveauté de voir la personne aimée. Après un moment d'absence, on la trouve de manque dans son cœur. Quelle joie de la retrouver! On sent aussitôt une cessation d'inquiétudes.

Il faut pourtant que cet amour soit déjà bien avancé; car quand il est naissant et que l'on n'a fait aucun progrès, on sent bien une cessation d'inquiétudes, mais il en survient d'autres.

Quoique les maux se succèdent ainsi les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaiter la présence de sa maîtresse par l'espérance de moins souffrir; cependant, quand on la voit, on croit souffrir plus qu'auparavant. Les maux passés ne frappent plus, les présents touchent, et c'est sur ce qui touche que l'on juge.

Un amant dans cet état n'est-il pas digne de compassion?

1

SUR

LA CONDITION DES GRANDS

1652 ou 1653 1

Une des choses sur lesquelles feu M. Pascal avoit plus de vues étoit l'instruction d'un prince que l'on tâcheroit d'élever de la manière la plus proportionnée à l'état où Dieu l'appelle, et la plus propre pour le rendre capable d'en remplir tous les devoirs et d'en éviter tous les dangers. On lui a souvent ouï dire qu'il n'y avoit rien à quoi il désirât plus de contribuer s'il y étoit engagé, et qu'il sacrifieroit volontiers sa vie pour une chose si importante. Et comme il avoit accoutumé d'écrire les pensées qui lui venoient sur les sujets dont il avoit l'esprit occupé, ceux qui l'ont connu se sont étonnés de n'avoir rien trouvé dans celles qui sont restées de lui qui regardât expressément cette matière, quoique l'on puisse dire en un sens qu'elles la regardent toutes, n'y ayant guères de livres qui puissent plus servir à former l'esprit d'un prince que le recueil que l'on en a fait ".

Il faut donc ou que ce qu'il a écrit de cette matière ait été perdu, ou qu'ayant ces pensées extrêmement présentes, il ait négligé de les écrire. Et comme par l'une et l'autre cause le public s'en trouve également privé, il est venu dans l'esprit d'une personne, qui a assisté à trois discours assez courts qu'il fit à un enfant de grande condition 3, et dont l'esprit, qui étoit extrême

1. Publié par Nicole dans son Traité de l'éducation d'un prince. Le préambule est de Nicole.

2. La première édition des Pensées venait de paraître.

3. Le duc de Roannez, alors âgé de 22 ou 23 ans.

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