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consiste en un certain rapport entre notre nature foible ou forte, telle qu'elle est, et la chose qui nous plaît.

Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc.

Tout ce qui n'est point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le bon goût.

Et comme il y a un rapport parfait entre une chanson et une maison qui sont faites sur le bon modèle, parce qu'elles ressemblent à ce modèle unique, quoique chacune selon son genre, il y a de même un rapport parfait entre les choses faites sur le mauvais modèle. Ce n'est pas que le mauvais modèle soit unique, car il y en a une infinité. Mais chaque mauvais sonnet, par exemple, sur quelque faux modèle qu'il soit fait, ressemble parfaitement à une femme vêtue sur ce modèle.

Rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est ridicule que d'en considérer la nature et le modèle, et de s'imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur ce modèle-là.

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Comme on dit beauté poétique, on devroit aussi dire beauté géométrique et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point; et la raison en est qu'on sait bien quel est l'objet de la géométrie et qu'il consiste en preuves, et quel est l'objet de la médecine et qu'il consiste en la guérison; mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter; et, à faute de cette connoissance, on a inventé de cer

tains termes bizarres, siècle d'or, merveille de nos jours, fatal, etc.; et on appelle ce jargon beauté poétique.

Mais qui s'imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands -mots, verra une jolie demoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes dont il rira, parce qu'on sait mieux en quoi consiste l'agrément d'une femme que l'agrément des vers. Mais ceux qui ne s'y connoîtroient pas l'admireroient en cet équipage; et il y a bien des vil lages où on la prendroit pour la reine et c'est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle-là, les reines de village 1.

XXX

Je n'ai jamais jugé d'une même chose exactement de même. Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant il faut que je fasse comme les peintres et que je m'en éloigne, mais non pas trop. De combien donc? Devinez.

XXXI

Ceux qui jugent d'un ouvrage sans règle sont, à l'égard des autres, comme ceux qui ont une montre à l'égard des autres. L'un dit : Il y a deux heures; l'autre dit: Il n'y a que trois quarts d'heure. Je regarde ma montre, je dis à l'un: Vous vous ennuyez; et à l'autre Le temps ne vous dure guère, car il y a une heure et demie. Et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi, et que j'en juge par ma fantaisie ils ne savent pas que je juge par ma montre.

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1. Cette pensée sur la Beauté poétique a été souvent attaquée et notamment par Dacier, dans la préface de sa traduction des œuvres d'Horace. On n'a pas pris garde que Pascal ne se moque pas ici de la véritable poésie, mais de la petite versification des faiseurs de madrigaux de son temps. (Note de M. Faugère.

414 PENSÉES SUR L'ÉLOQUENCE ET LE STYLE

XXXII

On ne passe point dans le monde pour se connoître en vers, si l'on n'a mis l'enseigne de poëte, de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d'enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poëte et celui de brodeur.

Les gens universels ne sont appelés ni poëtes, ni géomètres, etc.; mais ils sont tout cela et jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu'on parloit quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage; mais alors on s'en souvient; car il est également de ce caractère qu'on ne dise point d'eux qu'ils parlent bien, lorsqu'il n'est pas question du langage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est question.

C'est donc une fausse louange qu'on donne à un homme, quand on dit de lui, lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie; et c'est une mauvaise marque, quand on n'a pas recours à un homme, quand il s'agit de juger de quelques vers.

XXXIII

Il faut qu'on n'en puisse dire ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre, c'est mauvais signe je voudrois qu'on ne s'aperçût d'aucune qualité que par la rencontre et l'occasion d'en user. Ne quid nimis, de peur qu'une qualité ne l'emporte et ne fasse baptiser. Qu'on ne songe point qu'il parle bien, sinon quand il s'agit de bien parler; mais qu'on y songe alors.

DISCOURS

SUR

LES PASSIONS DE L'AMOUR

L'homme est né pour penser; aussi n'est-il pas un moment sans le faire; mais les pensées pures qui le rendroient heureux, s'il pouvoit toujours les soutenir, le fatiguent et l'abattent. C'est une vie unie à laquelle il ne peut s'accommoder; il lui faut du remuement et de l'action, c'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'il soit quelquefois agité des passions dont il sent dans son cœur des sources si vives et si profondes.

Les passions qui sont les plus convenables à l'homme et qui en renferment beaucoup d'autres sont l'amour et l'ambition: elles n'ont guère de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent; mais elles s'affoiblissent l'une l'autre réciproquement, pour ne pas dire qu'elles se ruinent.

Quelque étendue d'esprit que l'on ait, l'on n'est capable que d'une grande passion; c'est pourquoi quand l'amour et l'ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu'elles seroient s'il n'y avoit que l'une ou l'autre. L'âge ne détermine point ni le commencement ni la fin de ces deux passions; elles naissent dès les premières années et elles subsistent bien souvent jusqu'au tombeau. Néanmoins comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes

gens y sont plus propres, et il semble qu'elles se ralentissent avec les années cela est pourtant fort rare.

La vie de l'homme est misérablement courte. On la compte depuis la première entrée dans le monde; pour moi je ne voudrois la compter que depuis la naissance de la raison et depuis qu'on commence à être ébranlé par la raison, ce qui n'arrive pas ordinairement avant vingt ans. Devant ce temps l'on est enfant; et un enfant n'est pas un homme.

Qu'une vie est heureuse quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition! Si j'avois à en choisir une, je prendrois celle-là. Tant que l'on a du feu, l'on est aimable; mais ce feu s'éteint, il se perd: alors que la place est belle et grande pour l'ambition! La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n'y ont aucun plaisir; ils sont machines partout. C'est pourquoi l'amour et l'ambition commençant et finissant la vie, on est dans l'état le plus heureux dont la nature humaine est capable.

A mesure que l'on a plus d'esprit, les passions sont plus grandes, parce que les passions n'étant que des sentiments et des pensées qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles soient occasionnées par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit même et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des passions de feu, car pour les autres, elles se mêlent souvent ensemble et causent une confusion trèsincommode; mais ce n'est jamais dans ceux qui ont de l'esprit.

Dans une grande âme tout est grand.

L'on demande s'il faut aimer? Cela ne se doit pas

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