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d'années, jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets; nobles, roturiers; vieux, jeunes; forts, foibles; savants, ignorants; sains, malades; de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions.

Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme devroit bien nous convaincre de notre impuissance d'arriver au bien par nos efforts; mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement semblable, qu'il n'y ait quelque délicate différence; et c'est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre. Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l'expérience nous pipe et de malheur en malheur nous mène jusqu'à la mort, qui en est un comble éternel.

Qu'est-ce donc que nous crient cette avidité et cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, recherchant des choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c'est-à-dire que par Dieu même.

Lui seul est son véritable bien, et, depuis qu'il l'a quitté, c'est une chose étrange qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre, élément, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et, depuis qu'il

a perdu le vrai bien, tout également peut lui paroître tel, jusqu'à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.

Les uns le cherchent dans l'autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés. D'autres qui en ont en effet plus approché ont considéré qu'il est nécessaire que le bien universel, que tous les hommes désirent, ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu'il n'a pas, qu'elles ne le contentent par la jouissance de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devoit être tel que tous le pussent posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre son gré. [Ils l'ont compris, mais ils n'ont pu le trouver; et au lieu d'un bien solide et effectif, ils n'ont embrassé que l'image creuse d'une vertu fantastique.]

Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s'offriroient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux-mêmes et nous appellent, quand même nous n'y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire: Rentrez en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien, on ne les croit pas ; et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. [Car qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent les stoïciens, et de plus faux que tous leurs raisonnements?] Ils concluent qu'on peut toujours ce qu'on peut quelquefois; et quc, puisque le désir de la gloire fait bien faire quel

que chose à ceux qu'il possède, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter.

La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes: les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux; les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes. Mais ils ne l'ont pu ni les uns ni les autres; et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l'injustice des passions, et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent; et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer.

[Voilà ce que peut l'homme par lui-même et par ses propres efforts à l'égard du vrai et du bien.]

Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme; nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme. Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et nous sommes incapables et de certitude et de bonheur. Ce désir nous est laissé, tant pour nous punir que pour nous faire sentir d'où nous sommes tombés.

II

Si l'homme n'est pas fait pour Dieu, pourquoi n'estil heureux qu'en Dieu? Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu?

III

L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visi

blement égaré, et tombé de son vrai lieu sans pouvoir le retrouver, il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.

IV

Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour; c'est l'image de la condition des hommes.

ARTICLE XXIII

RAISONS DE QUELQUES OPINIONS DU PEUPLE

I

Renversement continuel du pour au contre.

Nous avons montré que l'homme est vain par l'estime qu'il fait des choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très-saines, et qu'ainsi toutes ces vanités étant très-bien fondées, le peuple n'est pas si vain qu'on dit. Et ainsi nous avons détruit l'opinion qui détruisait celle du peuple.

Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu'il demeure toujours vrai que le peuple est vain quoique ses opinions soient saines, parce qu'il n'en sent pas la vérité où elle est, et que la mettant où elle n'est pas, ses opinions sont toujours très-fausses et très-malsaines.

II

Il est vrai de dire que tout le monde est dans l'illusion car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle n'est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent.

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