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néant une éternité; et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne peut nous en défendre.

IX

Cromwell alloit ravager toute la chrétienté: la famille royale étoit perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même alloit trembler sous lui; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix, et le roi rétabli.

X

La volonté est un des principaux organes de la croyance non qu'elle forme la croyance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses, selon la face par où on les regarde. La volonté, qui se plaît à l'un plus qu'à l'autre, détourne l'esprit de considérer les qualités de celle qu'elle n'aime pas à voir; et ainsi l'esprit, marchant d'une pièce avec la volonté, s'arrête à regarder la face qu'elle aime; et ainsi il en juge par ce qu'il y voit.

XI

L'imagination grossit les petits objets jusqu'à en remplir notre âme par une estimation fantastique; et, par une insolence téméraire, elle amoindrit les grands jusqu'à sa mesure, comme en parlant de Dieu.

XII

Toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien; ils ne sauroient avoir de titre pour montrer qu'ils le possèdent par justice, car ils n'ont que la fantaisie des hommes, ni force pour le posséder sûrement. Il en est de même de la science; la maladie nous l'ôte.

XIII

Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecteroit autant que les objets que nous voyons tous les jours; et si un artisan étoit sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il seroit presque aussi heureux qu'un roi qui rêveroit toutes les nuits, douze heures durant, qu'il seroit artisan. Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis et agités par des fantômes pénibles, et qu'on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait un voyage, on souffriroit presque autant que si cela étoit véritable, et on appréhenderoit le dormir, comme on appréhende le réveil quand on craint d'entrer [réellement] dans de tels malheurs. En effet, ces rêves feroient à peu près les mêmes maux que la réalité. Mais parce que les songes sont tous différents et se diversifient, ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n'est pas pourtant si continuc et égale qu'elle ne change aussi; mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage; et alors on dit: Il me semble que je rêve; car la vie est un songe un peu moins inconstant.

XIV

Nous supposons que tous les hommes conçoivent et sentent de la même sorte: mais nous le supposons bien gratuitement, car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien qu'on applique les mêmes mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place, ils expri

ment tous deux la vue de ce même objet par les mêmes mots, en disant l'un et l'autre qu'il s'est mù; et de cette conformité d'application on tire une puissante conjecture d'une conformité d'idées mais cela n'est pas absolument convaincant de la dernière conviction, quoiqu'il y ait bien à parier pour l'affirmative, puisqu'on sait qu'on tire souvent les mêmes conséquences de suppositions différentes.

XV

Quand nous voyons un effet arriver toujours de même, nous en concluons une nécessité naturelle comme qu'il sera demain jour, etc.; mais souvent la nature nous dément, et ne s'assujettit pas à ses propres règles.

XVI

Les sciences ont deux extrémités qui se touchent: la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant; l'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étoient partis. Mais c'est une ignorance savante qui se connoît. Ceux d'entre eux qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent, pour l'ordinaire, le train du monde : les autres le méprisent et sont méprisés.

ARTICLE XXI

MISÈRE DE L'HOMME

[Rien n'est plus capable de nous faire entrer dans la connoissance de la misère des hommes que de considérer la cause véritable de l'agitation perpétuelle dans laquelle ils passent leur vie.

L'âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n'est qu'un passage à un voyage éternel, et qu'elle n'a que le peu de temps que dure la vie pour s'y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très-grande partie. Il ne lui en reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l'incommode si fort et l'embarrasse si étrangement, qu'elle ne songe qu'à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d'être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Aiusi, tout son soin est de s'oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s'occupant de choses qui l'empêchent d'y penser.

C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu'on appelle divertissement ou passe-temps, dans lesquels on n'a, en effet, pour but que d'y laisser passer le temps sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi-même, et d'éviter, en perdant cette partie de la vie, l'amertume et le dégoût intérieur qui accompagneroient nécessairement l'attention que l'on feroit sur soi-même durant ce temps-là. L'âme ne trouve rien en elle qui la contente; elle n'y voit rien qui ne l'afflige quand elle y pense. C'est ce qui la contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l'application aux choses extérieures à perdre le souvenir de

son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli, et il suffit, pour la rendre misérable, de l'obliger de se voir et d'être avec soi.]

I

On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis. On les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et des sciences, et on leur fait entendre qu'ils ne sauroient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule chose qui manque les rendroit malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux; que pourroit-on faire de mieux pour les rendre malheureux? Comment! ce qu'on pourroit faire? Il ne faudroit que leur ôter tous ces soins car alors ils se verroient, ils penseroient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner; et c'est pourquoi, après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, à jouer et à s'occuper toujours tout entiers.

II

Quand je me suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, j'ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.

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