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lument tout ce qui leur étoit agréable; et quand la nécessité le contraignoit à faire quelque chose qui pouvoit lui donner quelque satisfaction, il avoit une adresse merveilleuse pour en détourner son esprit, afin qu'il n'y prît point de part. Par exemple, ses continuelles maladies l'obligeant de se nourrir délicatement, il avoit un soin très-grand de ne point goûter ce qu'il mangeoit; et nous avons pris garde que, quelque peine qu'on prît à lui chercher quelque viande agréable, à cause des dégoûts à quoi il étoit sujet, jamais il n'a dit ♬ « Voilà qui est bon; » et encore lorsqu'on lui servoit quelque chose de nouveau, selon les saisons, si on lui demandoit après le repas s'il l'avoit trouvé bon, il disoit simplement : « Il falloit m'en avertir devant, car je vous avoue que je n'y ai point pris garde. » Et lorsqu'il arrivoit que quelqu'un admiroit la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvoit souffrir; il appeloit cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes, parce qu'il disoit que c'étoit une marque qu'on mangeoit pour contenter le goût, ce qui étoit toujours mal.

Pour éviter d'y tomber, il n'a jamais voulu permettre qu'on lui fit aucune sauce ni ragoût, non pas même de l'orange et du verjus, ni rien de tout ce qui excite l'appétit, quoiqu'il aimât naturellement toutes ces choses. Et, pour se tenir dans des bornes réglées, il avoit pris garde, dès le commencement de sa retraite, à ce qu'il falloit pour son estomac, et depuis cela il avoit réglé tout ce qu'il devoit manger; en sorte que, quelque appétit qu'il eût, il ne passoit jamais cela; et, quelque dégoût qu'il eût, il falloit qu'il le mangeât et lorsqu'on lui demandoit la raison pourquoi il se contraignoit ainsi, il disoit que c'étoit le besoin de l'estomac qu'il falloit satisfaire, et non pas l'appétit.

La mortification de ses sens n'alloit pas seulement à se retrancher tout ce qui pouvoit leur être agréable, mais encore à ne leur rien refuser par cette raison qu'il pourroit leur déplaire, soit pour sa nourriture, soit pour ses remèdes. Il a pris quatre ans durant des consommés sans en témoigner le moindre dégoût; il prenoit toutes les choses qu'on lui ordonnoit pour sa

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santé, sans aucune peine, quelque difficiles qu'elles fussent et lorsque je m'étonnois qu'il ne témoignât pas la moindre répugnance en les prenant, il se moquoit de moi, et me disoit qu'il ne pouvoit pas comprendre lui-même comment on pouvoit témoigner de la répugnance quand on prenoit une médecine volontairement, après qu'on avoit été averti qu'elle étoit mauvaise, et qu'il n'y avoit que la violence ou la surprise qui dussent produire cet effet. C'est en cette manière qu'il travailloit sans cesse à la mortification.

Il avoit un amour si grand pour la pauvreté, qu'elle lui étoit toujours présente; en sorte que, dès qu'il vouloit entreprendre quelque chose, ou que quelqu'un lui demandoit conseil, la première pensée qui lui venoit en l'esprit, c'étoit de voir si la pauvreté pouvoit être pratiquée. Une des choses sur lesquelles il s'examinoit le plus, c'étoit cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, et autres choses semblables. Il ne pouvoit encore souffrir qu'on cherchât avec soin toutes les commodités, comme d'avoir toutes choses près de soi; et mille autres choses qu'on fait sans scrupule, parce qu'on ne croit pas qu'il y ait du mal. Mais il n'en jugeoit pas de même, et nous disoit qu'il n'y avoit rien de si capable d'éteindre l'esprit de pauvreté, comme cette recherche curieuse de ses commodités, de cette bienséance qui porte à vouloir toujours avoir du meilleur et du mieux fait; et il nous disoit que pour les ouvriers, il falloit toujours choisir les plus pauvres et les plus gens de bien, et non pas cette excellence qui n'est jamais nécessaire et qui ne sauroit jamais être utile. Il s'écrioit quelquefois : « Si j'avois le cœur aussi pauvre que l'esprit, je serois bien heureux; car je suis merveilleusement persuadé que la pauvreté est un grand moyen pour faire son salut. »

Cet amour qu'il avoit pour la pauvreté le portoit à aimer les pauvres avec tant de tendresse, qu'il n'avoit jamais refusé l'aumône, quoiqu'il n'en fit que de son nécessaire, ayant peu de bien et étant obligé de faire une dépense qui excédoit son revenu, à cause de ses infirmités. Mais lorsqu'on lui vouloit repré

senter cela, quand il faisoit quelque aumône considérable, il se fachoit et disoit: «J'ai remarqué une chose, que, quelque pauvre qu'on soit, on laisse toujours quelque chose en mourant. » Ainsi il fermoit la bouche: et il a été quelquefois si avant, qu'il s'est réduit à prendre de l'argent au change, pour avoir donné aux pauvres tout ce qu'il avoit, et ne voulant pas après cela importuner ses amis.

Dès que l'affaire des carrosses fut établie, il me dit qu'il vouloit demander mille francs par avance sur sa part à des fermiers avec qui l'on traitoit, si l'on pouvoit demeurer d'accord avec eux, parce qu'ils étoient de sa connoissance, pour envoyer aux pauvres de Blois; et comme je lui dis que l'affaire n'étoit pas assez sûre pour cela et qu'il falloit attendre à une autre année, il me fit tout aussitôt cette réponse: qu'il ne voyoit pas un grand inconvénient à cela, parce que, s'ils perdoient, il le leur rendroit de son bien, et qu'il n'avoit garde d'attendre à une autre année, parce que le besoin étoit trop pressant pour différer la charité. Et comme on ne s'accordoit pas avec ces personnes, il ne put exécuter cette résolution, par laquelle il nous faisoit voir la vérité de ce qu'il nous avoit dit tant de fois, qu'il ne souhaitoit avoir du bien que pour en assister les pauvres; puisqu'en même temps que Dieu lui donnoit l'espérance d'en avoir, il commençoit à le distribuer par avance, avant même qu'il en fût assuré,

Sa charité envers les pauvres avoit toujours été fort, grande; mais elle étoit si fort redoublée à la fin de sa vie, que je ne pouvois le satisfaire davantage que de l'en entretenir. Il m'exhortoit avec grand soin depuis quatre ans à me consacrer au service des pauvres, et à y porter mes enfants. Et quand je lui disois que je craignois que cela ne me divertît du soin de ma famille, il me disoit que ce n'étoit que manque de bonne volonté, et que comme il y a divers degrés dans cette vertu, on peut bien la pratiquer en sorte que cela ne nuise point aux affaires domestiques. Il disoit que c'étoit la vocation générale des chrétiens, et qu'il ne falloit point de marque particulière pour savoir si on y étoit appelé, parce qu'il étoit certain que c'est sur cela que Jésus

Christ jugera le monde; et que quand on considéroit que la seule omission de cette vertu est cause de la damnation, cette seule pensée étoit capable de nous porter à nous dépouiller de tout, si nous avions de la foi. Il nous disoit encore que la fréquentation des pauvres est extrêmement utile, en ce que voyant continuellement les misères dont ils sont accablés, et que même dans l'extrémité de leurs maladies ils manquoient des choses les plus nécessaires, qu'après cela il faudroit être bien dur pour ne pas se priver volontairement des commodités inutiles et des ajustements superflus.

Tous ces discours nous excitoient et nous portoient quelquefois à faire des propositions pour trouver des moyens pour des règlements généraux qui pourvussent à toutes les nécessités; mais il ne trouvoit pas cela bon, et il disoit que nous n'étions pas appelés au général, mais au particulier; et qu'il croyoit que la manière la plus agréable à Dieu étoit de servir les pauvres pauvrement, c'est-à-dire chacun selon son pouvoir, sans se remplir l'esprit de ces grands desseins qui tiennent de cette excellence dont il blâmoit la recherche en toutes choses. Ce n'est pas qu'il trouvât mauvais l'établissement des hôpitaux généraux; au contraire, il avoit beaucoup d'amour pour cela, comme il l'a bien témoigné par son testament; mais il disoit que ces grandes entreprises étoient réservées à de certaines personnes que Dieu destinoit à cela, et qu'il conduisoit quasi visiblement; mais que ce n'étoit pas la vocation générale de tout le monde, comme l'assistance journalière et particulière des pauvres.

Voilà une partie des instructions qu'il nous donnoit pour nous porter à la pratique de cette vertu qui tenoit une si grande place dans son cœur; c'est un petit échantillon qui nous fait voir la grandeur de sa charité. Sa pureté n'étoit pas moindre; et il avoit un si grand respect pour cette vertu, qu'il étoit continuellement en garde pour empêcher qu'elle ne fût blessée ou dans lui ou dans les autres, et il n'est pas croyable combien il étoit exact sur ce point. J'en étois même dans la crainte; car il

trouvoit à redire à des discours que je faisois, et que je croyois très-innocents, et dont il me faisoit ensuite voir les défauts, que je n'aurois jamais connus sans ses avis. Si je disois quelquefois que j'avois vu une belle femme, il se fâchoit, et me disoit qu'il ne falloit jamais tenir ce discours devant des laquais ni des Jeunes gens, parce que je ne savois pas quelles pensées je pourrois exciter par là en eux. Il ne pouvoit souffrir aussi les caresses que je recevois de mes enfants, et il me disoit qu'il falloit les en désaccoutumer, et que cela ne pouvoit que leur nuire; et qu'on leur pouvoit témoigner de la tendresse en mille autres manières. Voilà les instructions qu'il me donnoit là-dessus, et voilà quelle étoit sa vigilance pour la conservation de la pureté dans lui et dans les autres.

Il lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort, qui en fut une preuve bien sensible, et qui fait voir en même temps la grandeur de sa charité. Comme il revenoit un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille d'environ quinze ans, fort belle, qui lui demanda l'aumône; il fut touché de voir cette personne exposée à un danger si évident; il lui demanda qui elle étoit, et ce qui l'obligeoit ainsi à demander l'aumône; et ayant su qu'elle étoit de la campagne, et que son père étoit mort, et que sa mère étant tombée malade, on l'avoit portée à l'Hôtel-Dieu ce jour-là même, il crut que Dieu la lui avoit envoyée aussitôt qu'elle avoit été dans le besoin; de sorte que dès l'heure même il la mena au séminaire, où il la mit entre les mains d'un bon prêtre à qui il donna de l'argent, et le pria d'en avoir soin, et de la mettre en condition où elle pût recevoir de la conduite à cause de sa jeunesse, et où elle fût en sûreté de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin, il lui dit qu'il lui enverroit le lendemain une femme pour lui acheter des habits, et tout ce qui lui seroit nécessaire pour la mettre en élat de pouvoir servir une maîtresse. Le lendemain il lui envoya une femme qui travailla si bien avec ce bon prêtre, qu'après l'avoir fait habiller, ils la mirent dans une bonne condition. Et cet ecclésiastique ayant demandé à cette femme le nom de celui

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