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VIII.

DE L'ADJECTIF.

"C'EST un nom que l'on joint à un substantif pour le qualifier ou le déterminer." Adoptons cette définition de M. Littré. Donnez-moi des adjectifs, mesdames, et pour ne pas vous perdre dans le vague, attachez-les à Shakspeare.

Shakspeare est immortel. Voilà un adjectif qualificatif. Le monde moderne n'a pas deux poëtes aussi grands que Shakspeare. Deux est-il un adjectif qualificatif? - Non, monsieur; c'est un adjectif numéral cardinal.

Shakspeare est le premier des poëtes tragiques, comme Homère est le premier des poëtes épiques. — Voilà l'adjectif numéral ordinal. Mon professeur d'anglais admire Shakspeare autant que vous admirez les tragiques de la Grèce, et ceux de la France du XVIIe siècle.- Mon, votre et notre sont des adjectifs possessifs. Avez-vous lu Hamlet, monsieur ? Beaucoup. Aimez-vous cette tragédie? Oui. Cette est un adjectif démonstratif. Quelle tragédie de Shakspeare préférez-vous? Hamlet. Quelle tragédie ?

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voilà l'adjectif interrogatif. Il y a un certain nombre de personnes qui mettent Macbeth au-dessus de Hamlet, et je connais plusieurs critiques qui ne parviennent pas à se décider entre ces deux chefs-d'œuvre. Certain et plusieurs sont des adjectifs indéfinis.

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adjectifs-là. Il y en a encore un autre, c'est l'adjectif ver

bal; en voici deux exemples: La poésie de Shakspeare est émouvante dans les grands drames; elle est déchirante dans KING LEAR.

Combien d'espèces d'adjectifs avez-vous trouvées ? — Sept: l'adjectif qualificatif, le possessif, le démonstratif, l'interrogatif, l'indéfini, le numéral, qui se subdivise en numéral cardinal et numéral ordinal, et enfin l'adjectif verbal.

Arrêtons-nous pour le moment à l'adjectif qualificatif.

-

Comme le terme l'indique, l'adjectif qualificatif est celui qui attache à un nom certaines qualités, soit pour les lui accorder, soit pour les lui refuser: Shakspeare est immortel. Lord Bacon n'est pas auteur du théâtre de Shakspeare. Auteur n'est pas un adjectif, monsieur. C'est un substantif, madame, mais les substantifs deviennent de véritables adjectifs quand ils qualifient, comme ici, un autre substantif. Si nous disons: Napoléon fut à la fois général et législateur, nous employons comme adjectifs, les deux substantifs général et législateur. Ce sont deux qualités que nous attribuons à l'empereur. Mais quand je dis: Napoléon est le général que j'admire le plus ? Dans ce cas général est un substantif, madame, car vous mettez Napoléon dans une classe, dans la classe des généraux, parmi lesquels vous le proclamez le plus admirable. — Ai-je aussi un substantif dans cette phrase: Napoléon est le plus grand des législateurs modernes, car il a fait le meilleur des codes civils?- Évidemment, et pour la même raison. Et ici: Châteaubriand est poëte dans sa prose encore plus que Fénelon? - Ne voyez-vous pas que poëte est adjectif, puisque vous affirmez que Châteaubriand a cette qualité, malgré l'absence de la forme versifiée de ses écrits? Si, monsieur; je comprends la différence.

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De même que les substantifs sont souvent traités comme adjectifs, ceux-ci peuvent devenir de véritables substantifs. Ce ne sont plus alors de simples qualités : nous en faisons des êtres, je veux dire des êtres métaphysiques. Vous savez que

etc.?

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nous rencontrons les êtres physiques dans la nature: l'homme, la rose, la pierre. C'est dans notre pensée que nous trouvons les êtres métaphysiques, la beauté, la grandeur, la justice, la générosité. Ils Ces êtres n'existent donc pas, monsieur? sont réalisés en Dieu, mademoiselle, car il est la beauté, la grandeur, la justice. Et où est donc la laideur, la bassesse, Ce sont des négations, elles n'existent pas hors de la pensée humaine. - Il y a des choses laides et basses. Sans doute, mais la laideur pleine, complète, étérnelle en conséquence, n'existe pas. Et Satan, monsieur? Madame, arrêtons-nous, et ne sortons pas de la grammaire. Du reste, ce n'est pas de la beauté, de la grandeur, etc., que nous avons à nous occuper, c'est des adjectifs-substantifs, le beau, etc.

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V. Cousin a écrit un livre intitulé: Le Vrai, le Beau, et le Bien. Voilà deux adjectifs pris substantivement. Sublime est un adjectif; il devient substantif dans cette phrase de d'Alembert: "Le sublime doit être dans le sentiment ou la pensée; et la simplicité dans l'expression."

Je l'attends,

Je demande à faire une question, monsieur. madame. Ces substantifs-adjectifs, le vrai, le beau, le bon, le grand, le juste, sont-ils synonymes des substantifs abstraits, la vérité, la beauté, la bonté, la grandeur, la justice? - On les appelle synonymes. Quelle est la nuance qui sépare ces termes, car vous nous avez dit dans vos Causeries qu'il n'y a pas de synonymes rigoureusement? C'est une grande question que vous posez, madame, et ce sujet m'a occupé beaucoup. J'ai vainement étudié les Synonymes de La Faye pour en trouver la solution, et en vain aussi je l'ai cherchée dans les articles de M. Littré sur tous ces mots. L'un et l'autre me paraissent errer dans leur distinction.· Que disent-ils ? - Ils mettent le beau, le bon, etc., au-dessus de la beauté, de la bonté, etc. Ils disent que le bon cst l'idée abstraite de ce qui est bien, un type par conséquent, auquel nous comparons la bonté plus ou moins grande que nous trouvons dans les choses.

Cela me paraît juste, monsieur : le beau est de même ce type de beauté que les artistes poursuivent sans jamais parvenir à le réaliser entièrement. Ce fut le désespoir de Michel-Ange toute sa vie; c'est parce qu'il n'avait pas réalisé tout entier le type du beau que Virgile ordonna en mourant qu'on détruisît son Énéide; et c'est pour la même raison que Leonardo da Vinci se résolut si difficilement à entreprendre de peindre la tête du Christ dans sa dernière scène. Continuez, madame. Il y a dans les œuvres de Michel-Ange, dans l' Enéide, dans la tête du Christ de Leonardo, beaucoup de beauté, mais direz-vous que le beau y soit réalisé, que le type du beau soit là dans toute sa plénitude?

--

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Non.

Il y

y a de

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a dans ces créations des maîtres moins que le beau, il la beauté seulement. C'est vrai. Donc la beauté est inférieure au beau. Avez-vous fini, madame? Encore un mot, si vous le permettez. J'aime à vous entendre. Ne dit-on pas, monsieur: Il y a de la beauté dans cette poésie ou dans ce tableau? - Si, on peut dire cela sans exagérer, quand l'œuvre mérite notre admiration. Nous louons la bonté, la justice du président Lincoln, et nous célébrons sa grandeur. Ce n'est que lui accorder ce qui lui est dû. Mais c'est par

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une figure du langage qui exagère que nous disons devant une poésie, un tableau, ou devant un être humain: Le beau, le bon, le juste, le grand, sont incarnés là. - Vous avez raison, madame, et je souscris à tout votre raisonnement sur la différence entre ces substantifs-adjectifs et les substantifs abstraits.

Je n'ajouterais rien, si les substantifs abstraits étaients toujours des abstractions. Quand ils sont de simples abstractions, on fait bien de les mettre au-dessous des substantifsadjectifs, et jusque là Littré et La Faye ont raison. Mais la beauté, la bonté, la justice, la vérité, abstractions dans l'esprit de l'homme, sont des réalités en Dieu. Il est la Bonté, la Justice, la Beauté, la Vérité. Nous n'avons plus ici des abstractions, mesdames, des conceptions de l'esprit humain,

nous sommes en présence de la plus haute, de la plus complète des réalités, de la seule réalité qui soit pleine et entière, exempte de toute limite, qu'on appelle pour cette raison infinie. Cette réalité est purement affirmative; dans les réalités passagères il y a une portion négative, puisqu'il y a des limites. Ne voyez-vous pas, mesdames, que la Bonté et la Beauté, ainsi définies, ne sont pas au-dessous du beau et du bon ?- Elles sont au-dessus de tout. Dans Esther, une Israélite chante:

❝ Ô douce paix?

Ô lumière éternelle !

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Cette Beauté, c'est Dieu lui-même. Il est la Beauté même, la Vérité même, la Bonté même.

mer.

Il faut descendre de cette hauteur pour arriver aux seconds termes qui nous occupent le beau, le vrai, etc. Ces adjectifssubstantifs ont cependant une grande signification. Nous ne les trouvons pas marchant parmi nous, si j'ose ainsi les aniIls sont inférieurs à l'être éternel, mais supérieurs aux existences contingentes. Vous savez que les philosophes nomment ainsi toutes les choses créées pour les opposer à l'être nécessaire. Lui ne peut pas ne pas être; les autres êtres ne sont que contingents: ils auraient pu ne pas être. Le beau, le bon, le vrai, sont donc supérieurs à ce que nous sommes et à tout ce que nous pouvons voir. Qu'est-ce, monsieur? Ce sont des types qui sont dans l'esprit de l'homme. D'où viennent-ils là?

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Je crois que Dieu les y a

mis. C'est comme une image de lui-même. L'existence de

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