Page images
PDF
EPUB

Vous avez tant de prétérits dans votre langue.
Dieu! il fait bon être riche.

Grâce à

Voilà le plus-que-parfait: "Dieu nous a révélé que lui seul il fait les conquérants, et que seul il les fait servir à ses desseins. Quel, autre a fait un Cyrus, si ce n'est Dieu, qui l'avait nommé deux cents ans avant sa naissance dans les oracles d'Isaïe." BOSSUET, ORAISONS, 277.

[ocr errors]

Dieu a fait Cyrus, mesdames, et il a nommé Cyrus; ces deux choses sont passées, mais elles ne sont pas contemporaines dans le passé. Quand Dieu a fait Cyrus il y avait déjà deux cents ans qu'il l'avait nommé.

Telle est donc la signification du plus-que-parfait il est non-seulement passé, quant au moment présent, mais il est aussi passé, quant à un autre passé moins éloigné.

Cela est vrai aussi du prétérit antérieur: "En entrant dans le monde, on m'annonça comme un homme d'esprit, et je reçus un accueil assez favorable des gens en place: mais lorsque par le succès des Lettres Persannes j'eus peut-être prouvé que j'en avais, et que j'eus obtenu quelque estime de la part du public, celle des gens en place se refroidit; j'essuyai mille dégoûts."- MONTESQUIEU, PENSÉES, 212.

Voilà des événements passés : l'estime des gens en place se refroidit pour Montesquieu, il essuya mille dégoûts, il prouva qu'il avait de l'esprit, et il obtint l'estime du public. Mais l'écrivain n'a pas exprimé par le prétérit défini tous ces événements, car ils ne sont pas contemporains: c'est quand il eut prouvé qu'il avait de l'esprit, quand il eut obtenu l'estime du public, c'est après ces deux événements que l'estime des gens en place se refroidit, et qu'il essuya des dégoûts.

Le plus-que-parfait et le prétérit antérieur semblent avoir la même signification, monsieur, et l'anglais a raison de ne pas avoir votre prétérit antérieur.— Oh que non ! mademoi

selle il n'y a rien de trop dans la plus riche des langues. Le manque où vous êtes du prétérit antérieur vous empêche de donner à votre pensée toute la précision désirable. Je sais bien que la distinction entre nos deux temps est difficile à saisir. Cependant tous les français la sentent et la marquent dans l'emploi des temps.

"La

Girault-Duvivier explique comme suit la différence. chose exprimée par le prétérit antérieur est toujours accessoire et subordonnée à celle qui l'accompagne, et qui est la chose principale. Ex. Quand j'eus reconnu mon erreur, je fus honteux des mauvais procédés que j'avais eus à son égard. Ce que je veux dire principalement c'est que je fus honteux. C'est tout le contraire à l'égard du plus-que-parfait. Ex. J'avais déjeuné quand vous vîntes. Ce que je veux dire principalement c'est que j'avais déjeuné.”

Cette explication est peut-être assez ingénieuse, mais elle n'explique point la signification des deux temps. Il me paraît que le prétérit antérieur a une signification semblable à ceile que j'ai marquée soigneusement pour le prétérit défini, et que le plus-que-parfait peut être comparé à l'imparfait. Cela doit être en effet puisque le prétérit antérieur est formé à l'aide du prétérit du verbe avoir j'eus, et le plus-que-parfait à l'aide de l'imparfait du même verbe j'avais. Dans l'exemple cité par la grammaire: "J'avais déjeuné quand vous vîntes," c'est l'état dans lequel vous êtes qui est exprimé; vous aviez déjeuné, n'importe à quel moment; ce moment n'est nullement marqué. Voyez-vous, mesdames, que le plus-que-parfait ressemble à notre imparfait sous ce rapport?

Mais le prétérit antérieur est précis, défini, et marque un moment déterminé, comme le fait le prétérit défini. "Quand j'eus reconnu mon erreur, je fus honteux." Quand est-ce que je reconnus mon erreur?-À un certain moment. Oui, avant ce moment, j'étais dans un état d'ignorance au sujet de mon erreur; mais une heure vint où je la reconnus,

et quand je l'eus reconnue, je fus honteux. En vérité, ce temps a la précision du prétérit défini. C'est ainsi que je dirai: Hier j'eus fini mon travail à quatre heures, et je ferais une faute si je disais: Hier j'avais fini mon travail à quatre heures. Mais ne peut-on ainsi s'exprimer, monsieur: L'année passée, j'avais tous les jours fini mon travail à quatre heures? On le peut sans doute, mademoiselle, et cela confirme mon explication, car dans cette phrase vous marquez une habitude, une action qui s'est répétée tous les jours, l'année pasée, et c'est là précisément, vous le savez, un des caractères de l'imparfait.

[ocr errors]
[ocr errors]

Nous comprenons votre explication, monsieur. - J'ai insisté, mesdames, sur cette question, parce que les grammairiens ne l'ont point comprise, et aussi parce que cela vous fait voir quelle force de précision notre langue possède dans le prétérit antérieur. Ce n'est pas tout de dire que la langue française est claire, et pleine d'élégance; il faut découvrir ce qui lui donne cette clarté qui manque aux autres langues, et cette élégance qui la fait aimer de tous les esprits cultivés. Il est bon de savoir pourquoi la langue de la France devient si facilement la langue de la bonne société partout où elle pénètre. Eh bien! je vous ai signalé avec insistance notre prétérit défini et notre prétérit antérieur: voilà deux éléments de son incomparable clarté, de cette lumière qui lui est propre ; et je vous ai dit déjà que son élégance est due en grande partie au subjonctif, et aussi à l'exact emploi du prétérit défini. Adieu, mesdames.

IV.

DES CAS.

QU'EST-CE que le substantif? Je prends la définition de M. Littré: "C'est un mot qui marque une chose qui subsiste, comme le soleil, la lune, ou qui est considérée comme subsistante, par exemple, le courage, la beauté." Comprenez-vous, mesdames?—Nous pensons que oui; c'est une chose qui subsiste, comme l'homme, la terre, l'océan. — Oui, la chose subsiste en réalité, ou est imaginée par notre esprit. Ces créations que l'homme a faites, vertu, beauté, grandeur, vice, laideur, petitesse, etc., nous leur supposons une substance, et nous les traitons comme substantifs. Mais bon, grand, beau, ne sont pas des substantifs; ils n'ont pas de substance; ils ne sont rien jusqu'au moment où nous les attachons aux substantifs pour les qualifier. Ils deviennent alors des qualités du substantif. Vous voyez bien que mon, ce, le, afin que, bravement, hélas! chanter, ne sont pas des substantifs. Il n'y a là aucune substance. Nous avons compris.

Nous nous occuperons, mesdames, du genre et du nombre des substantifs. Notre grammaire n'a pas à traiter des déclinaisons, car le français n'a pas pris les cas que la langue-mère, le latin, lui présentait. Vous savez que les Latins avaient six cas: nous n'en avons qu'un, ou plutôt nous n'en avons pas. Pourquoi les Français n'ont ils pas accepté ce précieux héritage de la langue latine?-Ils étaient très-peu cultivés au temps de la formation de la langue. Eh bien, monsieur ?

[ocr errors]

Il y a tant de nuances, mademoiselle, tant de délicatesse, de finesse, dans l'emploi des six cas latins! Comment l'esprit grossier de nos pères eût-il pu saisir la signification des cas, et les employer proprement? J'ai lu dans la Grammaire historique de M. Brachet que le vieux français avait deux cas. — Oui, ce fut la transition de la grammaire latine à la nôtre. Le français conserva longtemps deux des cas latins, le nominatif pour marquer le sujet, et l'accusatif qui exprima le régime. Déjà dans le latin vulgaire, que parlait le peuple, ces deux cas étaient seuls employés: DOMUS, MURUS, DOMINUS, exprimaient des sujets, et DOMUM, MURUM, DOMINUM, marquaient des régimes. Quand les habitants de la Gaule parlèrent français ils dirent, en distinguant les deux cas: Ce murs est haut; j'ai construit un mur. Vous voyez les de MURUS dans notre nominatif du vieux français, le murs, tandis qu'au régime il n'y a pas de s parce qu'il ne se rencontre pas dans l'accusatif MURUM: j'ai construit un mur.

Quand ce reste de déclinaison disparut-il? - Au quatorzième siècle, madame, mais en laissant quelques marques dans notre langue. Quelles marques?-Voulez-vous bien que je vous arrête un moment sur ce point? Oui, il nous intéresse. -L'histoire de la langue peut seule expliquer certains faits de grammaire. J'entre donc dans quelques détails.

La déclinaison à deux cas du moyen âge s'est formée de trois déclinaisons latines.

Au singulier le nominatif des trois déclinaisons ROSA, MURUS, PASTOR, nous a donné pour notre cas-sujet rose, murs, pastre qui est devenu pâtre. Vous remarquez, n'estce pas, que nos substantifs dérivés de la seconde déclinaison latine ont seuls un s, le murs, le fils? — Oui, monsieur; c'est parce que la première et la troisième déclinaisons n'ont pas de s au nominatif singulier. C'est juste.

L'accusatif ROSAM, MURUM,

PASTOREM, a donné pour notre cas-régime rose, mur, pasteur. Le s n'est nulle part à l'accu

« PreviousContinue »