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XVIII.

LE VERBE.

Nous voici arrivés à la grande partie du discours, au mot par excellence, au VERBUM des Latins, qui signifie la parole. "D'après l'étymologie, dit Condillac, verbe est la même chose que mot ou parole; et il paraît que le verbe ne s'est approprié cette dénomination, que parce qu'on l'a regardé comme le mot par excellence." N'est-ce pas plutôt parce que le verbe est l'affirmation créatrice de l'existence, et que la première parole prononcée à l'origine des choses fut le FIAT LUX qui appela la lumière à la vie, et chassa les ténèbres avec le chaos. Et puis tous ces FIAT créateurs, qui éclatent divinement au premier chapitre de la Genèse, cette affirmation toute puissante de l'existence qui fit sortir le monde de rien, ce souvenir de la parole de Dieu, ne devait-il pas, dis-je, faire donner le nom de verbe, VERBUM, à la partie principale du discours?

En effet, mesdames, tout est inerte et comme mort dans les éléments qui constituent le langage, jusqu'au moment où vient le verbe qui les met en mouvement, et leur donne en quelque sorte la vie. Oui, monsieur; c'est ainsi qu'avant l'heure où Dieu parla, le chaos était immobile, et Dieu aussi. — Pardon, madame, Dieu ne connaît point l'immobilité; son verbe, ou ce qui est la même chose, son affirmation, ou, si vous le préférez, sa création est éternelle. "Dieu engendre éternellement son Verbe," dit Bossuet. "Au commencement était le Verbe," dit St. Jean, "et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était

Dieu."

Vous voyez

bien que

Dieu n'a jamais été inactif, puis

qu'il a éternellement affirmé son Verbe.

Je n'ai pas fait de digression, mesdames, j'ai hautement marqué le caractère de la partie du discours qui va nous occuper.

M. Littré la définit ainsi : "Mot qui affirme l'existence d'une personne ou d'une chose, ce qu'elle fait ou ce qu'elle éprouve, ou plus abstraitement, mot qui indique l'existence d'un attribut dans un sujet."

Prenons pour nous la fin de cette définition, et disons que le verbe est le mot qui indique l'existence d'un attribut dans un sujet, ou plus simplement encore disons: Le verbe est l'affirmation du discours. Je vous l'ai dit, c'est comme sa vie. Depuis que Dieu les a affirmés et créés, les êtres sont là, indépendants de notre affirmation, établis dans l'existence et doués de leur nature propre. Mais, dans le discours, ils n'existent que par le verbe. Avant que le verbe affirme, ce sont ce que les philosophes appellent des notions ou des concepts, des idées. Le premier chapitre de la logique s'en occupe, étudiant leur compréhension et leur extension. C'est Dieu, homme, vertu, vice, grandeur, beauté, louable, blâmable, etc. Mais, encore une fois, tout cela est immobile et inerte pour la langue, jusqu'à ce que l'homme forme un jugement, c'est-à-dire fasse une affirmation, au moyen du verbe.

"Le jugement, dit M. Littré, est l'acte de l'entendement par lequel on décide qu'il y a convenance ou disconvenance entre deux idées." Or le jugement n'existe que par le verbe qui affirme cette convenance ou cette disconvenance entre deux idées. J'avais dans mon esprit les idées Dieu, éternité, homme, mortalité, vertu, éloge, éparses et immobiles. Je les remue, je les anime, je les unis au moyen du verbe ; je forme des jugements et je dis: Dieu est éternel, l'homme est mortel, la vertu est digne d'éloge.

Tous les jugements n'affirment pas, monsieur.Si, madame,

et même ceux qu'on nomme négatifs. Ils affirment une disconvenance entre deux idées. La négation n'est qu'apparente, dans la forme seulement. L'homme n'est pas éternel: j'affirme que l'éternité ne convient pas, ou n'appartient pas à l'homme. -Cependant il y a des verbes négatifs. Dans la forme seulement; en réalité tout verbe est une affirmation. Je nie que l'âme soit mortelle n'est-ce pas que j'affirme qu'il y a disconvenance entre les deux idées âme et mortalité? - Vous l'affirmez.

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Après cette vue générale du verbe, il nous faut entrer dans quelque examen des voix, des modes, des temps et des personnes. La langue française s'est conduite très-originalement à l'égard du verbe et s'est fort éloignée de la latine, sa mère. Et d'abord pour les voix. Qu'est-ce qu'une voix, monsieur? C'est, dit M. Littré, "un nom donné à différentes formes du verbe, employées pour marquer si le sujet fait l'action du verbe ou la reçoit." Vous savez que nous avons deux voix, la voix active: J'adore Dieu, et la voix passive: Dieu est adoré. Les Latins avaient une troisième voix, la voix moyenne. Définissez-la, monsieur. C'est celle qui participe de l'actif et du passif. Sa forme est celle du passif, sa signification est celle de l'actif: MIRARI, admirer; MIROR, j'admire. Il n'est pas étonnant que cette forme ait disparu; n'était-elle inutile ? pas Si, mademoiselle; aussi le peuple de Rome lui-même, dans sa langue de tous les jours, ne l'employait guère. Il disait NASCUNT, ARBITRANT, plutôt que NASCUNTUR, ARBITRANTUR, ils naissent, ils pensent.

J'ai dit que nous avions la voix passive; c'est vrai, mais nous n'avons pas de forme particulière pour le passif, pas plus que vous. Comment exprimez-vous le passif? - Nous prenons le participe passé de la voix active, et nous y joignons. le verbe TO BE: I AM Loved. Comme nous faisons je suis aimé. Les Latins avaient un véritable passif, une forme particulière; ils disaient, en un mot, AMOR, je suis aimé,

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comme ils disaient par un autre mot à l'actif AMO, j'aime. Une seule lettre fait la différence.

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Quant aux modes, les Latins avaient le supin et le gérondif que nous n'avons pas. Nous appelons cependant gérondif le participe présent joint à la préposition en: Il dormait en marchant, AMBULANDO. Est-ce que les Latins avaient le conditionnel, monsieur? Non, c'est un mode nouveau dans Comment le latin exprimait-il l'idée du conditionnel? Par l'imparfait du subjonctif. Il n'avait pas le moyen de distinguer entre je pourrais si je voulais, et je voudrais que je pusse, il disait POSSEM dans les deux cas. Le conditionnel est une précieuse création des langues modernes.

le français.

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Les langues synthétiques, mesdames, je vous l'ai déjà montré dans un entretien précédent sont puissantes par les terminaisons des mots. Elles marquent par ce moyen les cas des substantifs, des pronoms, des adjectifs, etc. Vous avez vu comme elles mettent le verbe au passif: AMo, amor. De même elles expriment différents temps.- Vous avez aussi des terminaisons pour les temps. Pour quelques temps: j'aime, j'aimais, j'aimai, etc. Mais nous n'avons pas, comme le latin, de formes pour les temps passés. Nous sommes réduits à employer le verbe avoir et à l'unir au participe passé du verbe que nous employons: J'ai aimé, j'avais aimé, j'aurai aimé, etc. Les Romains disaient en un mot: AMAVI, AMAVERAM, AMAVERO.

Cet usage qui est fait du verbe avoir a conduit nos pères à créer une forme de temps curieuse, celle du futur. Oui, monsieur, ils ont enfermé, n'est-ce pas, le verbe avoir dans le futur? Oui, très-étrangement. Au lieu de l'employer avant le verbe qu'il accompagne, comme dans nos temps composés, j'ai aimé, ils l'ont jeté à la fin, ils ont fait une inversion: j'aimer-ai. Oui, ils avaient dit d'abord avec idée d'exprimer le futur j'ai à aimer. Renversez, madame, et vous aurez notre futur. Oui, je à aimer ai; et supprimant la pré

position à, j'aimerai. M. Max Müller, dans ses Conférences d'Oxford, dit que nous avons créé de la même manière, par une inversion aussi, notre passé défini. De I DID LOVE, on en vint à dire I LOVE DID, et enfin en contractant I LOVed. - Voilà une seule lettre finale, madame, qui marque un triste changement dans le cœur de l'homme.

Arrêtons-nous un moment aux personnes du verbe. Il est regrettable que nous n'ayons pas conservé la finale caractéristique des personnes latines. Il n'y avait aucune raison de les dénaturer comme on l'a fait. Voyez combien la distinction est facile en latin. La première personne n'a pas de s: Il fallait donc dire en français, j'aime, je voi, je li, je vien. C'est ce que fit le vieux français ; le quatorzième siècle conserva à la première conjugaison seule le caractère de son origine, et dénatura les autres par l'addition irrationnelle de s: j'aime, je vois, je lis, je viens.

AMO, VIDEO, LEGO, VENIO.

La seconde personne est caractérisée par s en latin: AMAS, VIDES, LEGIS, VENIS. Le français est régulier ici: tu aimes, tu vois, tu lis, tu viens.

La troisième personne latine a toujours le t, et de même notre vieille langue: AMAT, VIDET, LEGIT, VENIT, il aimet, il voit, il lit, il vient. C'est la première conjugaison que la langue moderne a maltraitée ici, en lui enlevant le t; nous disons il aime. Je recommande à celles d'entre vous, mesdames, qui ont étudié le latin, de lire l'étymologie des verbes être et avoir, à leurs différents temps, dans la Grammaire historique de M. Auguste Brachet, p. 191 à 198.

Vous savez que nous nommons ces deux verbes auxiliaires; et vous savez que nous avions besoin d'auxiliaires pour former notre passif et nos temps passés. Nous venons de le con

stater.

Je vous renvoie aussi à M. Brachet pour l'étymologie des quatre conjugaisons. Cet auteur dit: "Les verbes français. au nombre de 4060 sont répartis en quatre conjugaisons, sui

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