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II.

LE PRÉSENT POUR LE PRÉTÉRIT DÉFINI.

JE demande la parole, monsieur. Nous serons heureux de vous écouter, mademoiselle.

Cet événement capital, qui se produit soudain et passe, cet événement qui est marqué à l'horloge, vous ne le mettez pas toujours au prétérit. — Pensez-vous? - - Vous nous avez lu la fable La Mort et le Bûcheron. Oui. Eh bien! l'événement est au présent de l'indicatif: Il appelle la mort, au lieu de il appela la mort. C'est vrai.- - Et dans Le Savetier et le Financier? - Veuillez lire, mademoiselle.

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"Un Savetier chantait du matin jusqu'au soir:
C'était merveille de le voir,

Merveille de l'ouïr; il faisait des passages,
Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor:

C'était un homme de finance.

Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l'éveillait ;
Et le Financier se plaignait

Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit: "Or ça, sire Grégoire,

Que gagnez-vous par an?" etc.

LA FONTAINE, viii. 2.

Voilà bien, n'est-ce pas, l'événement qui doit mettre fin à cet état de choses marqué par les imparfaits, état pitoyable pour le Financier, voilà l'événement, dis-je: En son hôtel il fait venir, pourquoi ne pas dire: Il fit venir?

C'est vrai, mademoiselle; quand dans la fable Le Rat de ville et le Rat des champs, les deux Rats entendirent du bruit, La Fontaine dit:

"Le Rat de ville détale,

Son camarade le suit."

C'est aussi un événement qui se produisit tout à coup.
Et dans Le Loup et le Chien.

"Un Loup n'avait que les os et la peau,

Tant les chiens faisaient bonne garde:

Ce Loup rencontre un dogue aussi puissant que beau."

Voilà rencontre pour le prétérit rencontra.

Voyez aussi le commencement de la poésie de Lamartine intitulée Le désespoir.

"Lorsque du Créateur la parole féconde,

Dans une heure fatale eut enfanté le monde
Des germes du chaos,

De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et, d'un pied dédaigneux le lançant dans l'espace,
Rentra dans son repos.

Va, dit-il, je te livre à ta propre misère;
Trop indigne à mes yeux d'amour ou de colère,
Tu n'es rien devant moi:

Roule au gré du hasard dans les déserts du vide;
Qu'à jamais loin de moi le destin soit ton guide,
Et le malheur ton roi!

Il dit.

Comme un vautour qui plonge sur sa proie,
Le malheur, à ces mots pousse en signe de joie,
Un long gémissement;

Et, pressant l'univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour jamais de sa rage éternelle
L'éternel aliment."

Voilà le malheur qui sort de son inaction, qui apparaît sur la scène du monde: c'est bien le cas d'avoir un prétérit défini. Le présent le remplace ici, comme dans les cas précédents : le malheur pousse un gémissement et embrasse la terre de sa rage éternelle.

Ces présents, mesdames, ont tout l'effet, la signification particulière du prétérit défini avec une nuance de plus. — Quelle nuance, monsieur? — Ils rendent présente l'action passée, ils lui donnent, pour ainsi dire, une nouvelle vie. Les écrivains emploient ces présents principalement pour peindre une situation.

Voyez :

"C'était le soir d'une fête publique. Les illuminations faisaient courir leurs cordons de feu le long de nos monuments; mille banderolles flottaient aux vents de la nuit; les feux d'artifice venaient d'allumer leurs gerbes de flammes au milieu du Champ-de-Mars. Tout à coup une de ces inexplicables terreurs qui frappent de folie les multitudes s'abat sur les rangs pressés; on crie, on se précipite; les plus faibles trébuchent, et la foule égarée les écrase sous ses pieds convulsifs. Échappé par miracle à la mêlée, j'allais m'éloigner lorsque les cris d'un enfant près de périr me retiennent; je rentre dans ce chaos humain, et après des efforts inouis, j'en retire Paulette au péril de ma vie.”—É. SOUVESTRE, Un PHIL. SOUS LES TOITS, 12.

Voici un autre exemple que je prends dans le Zadig de Voltaire. Il s'agit d'un combat qui doit donner au vainqueur

la main de la reine de Babylone. Vous remarquerez d'abord le prétérit défini; puis quand l'action deviendra plus vive, plus décisive, l'écrivain emploiera le présent. À la fin du récit le prétérit reparaîtra. Ce changement de temps est généralement condamné par les grammaires. Ai-je besoin de vous dire qu'elles ont tort, et que Voltaire a raison? — Non, monsieur; nous ne croyons qu'aux maîtres. — Écoutez.

"Les deux champions firent des passes et des voltes avec tant d'agilité, ils se donnèrent de si beaux coups de lance; ils étaient si fermes sur leurs arçons, que tout le monde, hors la reine, souhaitait qu'il y eût deux rois dans Babylone. Enfin, leurs chevaux étant lassés et leurs lances rompues, Zadig usa de cette adresse: il passe derrière le prince bleu, [Voyez-vous ce soudain changement de temps, blâmé par les grammairiens? N'est-il pas excellent et expressif?] il passe derrière le prince bleu, s'élance sur la croupe de son cheval, le prend par le milieu du corps, le jette à terre, se met en selle à sa place, et caracole autour d'Otame étendu sur la place. Tout l'amphithéâtre crie: Victoire au chevalier blanc ! Otame indigné se relève, tire son épée. Zadig saute de cheval, le sabre à la main. Les voilà tous deux sur l'arène, livrant un nouveau combat, où la force et l'agilité triomphent tour à tour. Les plumes de leur casque, les clous de leurs brassards, les mailles de leur armure sautent au loin sous mille coups précipités. Ils frappent de pointe et de taille, à droite, à gauche, sur la tête, sur la poitrine; ils reculent, ils avancent, ils se mesurent, ils se rejoignent, ils se saisissent, ils se replient comme des serpens, ils s'attaquent comme des lions; le feu jaillit à tout moment des coups qu'ils se portent. Enfin Zadig ayant un moment repris ses esprits, s'arrête, fait une feinte, passe sur Otame, le fait tomber, le désarme, et Otame s'écrie: Ô chevalier blanc c'est vous qui devez régner sur Babylone. La reine était au comble de la joie. On reconduisit [Voilà encore

un changement: le prétérit revient, parce que le tableau que l'écrivain a voulu mettre sous nos yeux est achevé]. On reconduisit le chevalier bleu et le chevalier blanc chacun à leur loge, ainsi que tous les autres, selon ce qui était porté par la loi. Des muets vinrent les servir et leur apporter à manger. On peut juger si le petit muet de la reine ne fut pas celui qui servit Zadig."- VOLTAIRE, Xviii. 156, 157.

Le point que nous étudions est compris, n'est-ce pas, mesdames? - Parfaitement. Nous nous occuperons demain du

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prétérit indéfini.

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Mais, monsieur, le présent s'emploie aussi pour le futur : ne nous dites-vous rien de cette question? Que vous dirais-je que vous ne sachiez? Sur ce point notre langue se comporte comme la vôtre absolument. Voici quelques exemples de cet emploi du présent pour le futur.

"Je vais demain à Compiègne jusqu'au 19. Écrivez-moi au château jusqu'au 18." ·P. MÉRIMÉE, LETTRES À UNE INCONNUE, ii. 26.

“Nous restons encore un jour de plus à Compiègne. Au lieu de jeudi, c'est vendredi que nous revenons, à cause d'une comédie d'Octave Feuillet qu'on représente jeudi soir.” — Id., ii. 27.

"Chère amie, j'arrive à Marseille, et je vois que dans une heure il part un vaisseau pour Alger.". ·Id., ii. 134.

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Amis, un dernier mot! et je ferme à jamais

Ce livre, à ma pensée étranger désormais.

Je n'écouterai pas ce qu'en dira la foule,

Car qu'importe à la source où son onde s'écoule?"
V. HUGO, FEUILLES D'AUTOMNE, 341.

Je n'insiste pas, mesdames, sur ce futur mis au présent: il est assez clair. Ne vous exprimez de la sorte cependant que dans les cas où il s'agit d'un avenir prochain. Vous voyez que

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