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Si, monsieur. Que ces vers de Musset sont beaux! et qu'en ferions-nous, si nous y touchions pour mettre avant le substantif l'adjectif qui le suit, et après lui celui qui le précède.

L'écrivain est-il toujours libre, monsieur, de placer ainsi l'adjectif comme il l'entend? N'y a-t-il pas une place imposée à l'adjectif par l'usage dans certains cas?-Si, madame; à un tel point que la signification change suivant la disposition des mots. Ainsi un bon homme et un homme bon, un brave homme et un homme brave, un grand homme et un homme grand, ne sont nullement synonymes. N'avez-vous aucune doctrine à nous présenter sur ce point, monsieur ? — Peutêtre que si, mais promettez-moi de ne pas y attacher trop d'importance, et de vous souvenir qu'en grammaire les théories ne peuvent êtres absolues. —Nous le promettons.

Un homme bon est un homme qui a de la bonté, beaucoup de bonté, assez de bonté pour être appeler bon. L'homme bon a donc de la bonté. Vous voyez, mesdames, que bon est employé ici dans sa signification première et principale; car je le définis en disant simplement qui a de la bonté. De même un homme brave a de la bravoure, un homme cruel a de la cruauté, un homme galant a de la galanterie, un homme grand a de la grandeur, une haute taille, un homme honnête a de l'honnêteté, un homme pauvre est dans la pauvreté.

Ne puis-je pas généraliser, mesdames, et dire que l'adjectif placé après le substantif garde sa signification première et principale: bon, qui a de la bonté; brave, qui a de la bravoure, etc.?—Tous vos exemples prouvent cette règle.

Au contraire l'adjectif perd sa signification ordinaire quand il précède le substantif. Le bon homme n'est pas celui qui a de la bonté, mais celui qui a de la simplicité, de la crédulité, de la naïveté. Remarquez-vous quel sens nouveau et exceptionel bon prend dans cette expression? Oui. - Ce n'est pas de la bravoure qu'a le brave homme, c'est de la probité ; et le cruel homme peut être sans cruauté, mais il nous ennuie,

il est importun, insupportable. Un galant homme a reçu une bonne éducation, il a de l'urbanité, c'est un homme de bonne compagnie. Ce terme rend peut-être mieux qu'aucun autre l'anglais GENTLEMAN, seulement il dit plus: il y a de la distinction dans le galant homme, ce qui n'est pas essentiel dans le GENTLEMAN. Encore une fois galant a ici abandonné sa signification première qui est: un homme empressé auprès des femmes et qui cherche à leur plaire.

Le grand homme a de la grandeur, mais c'est une grandeur morale, il est grand par son esprit, par son génie. Le mot grand a ici abandonné sa signification propre pour prendre une signification figurée.

L'honnête homme observe les lois de la morale, il a des mœurs et jouit de l'estime publique. C'est un homme d'honneur et de probité. Nous voilà loin de l'homme honnête qui a simplement de l'honnêteté, qui observe les bienséances. Celui-ci est peut-être un très-malhonnête homme, sans probité, sans aucun sentiment d'honneur.

Remarquez, mesdames, que le terme honnête homme avait au XVIIe siècle un sens tout autre; il était synonyme de galant homme. La Rochefoucauld a écrit: "Un honnête homme peut être amoureux comme un fou mais non pas comme un sot." Cet honnête homme dont il parle est un homme bien élevé, de bonne compagnie. Quelle différence y a-t-il, monsieur, entre un sot et un fou? Elle est grande; M. Littré fait cette remarque. "On peut dire à quelqu'un sans l'offenser: vous êtes un fou. Mais on ne peut pas lui dire sans l'outrager: vous êtes un sot." Le sot est sans jugement, le fou a perdu la raison. Nous la perdons tous si souvent, parce que la passion nous égare ou que notre imagi- . nation nous emporte ! Mais la passion et l'imagination sont bonnes en elles-mêmes; il n'y a que leur excès qui nous nuise.

"On parla des passions. Oh qu'elles sont funestes! disait

Zadig. Ce sont les vents qui enflent les voiles du vaisseau, repartit l'ermite: elles le submergent quelquefois, mais sans elles il ne pourrait voguer."- VOLTAIRE, Xviii. 164.

Aussi souffrons-nous qu'on nous dise que nous sommes fous l'accusation est légère. Au contraire qui permettrait qu'on l'appelle sot? Personne ne reconnaît qu'il est privé de jugement, mais souvent on se dit à soi-même: je suis fou. Celui qui aime comme un fou est heureux d'aimer ainsi; celui qui aime comme un sot est ridicule, et serait honteux, s'il pouvait se voir tel qu'il est.

Enfin le pauvre homme est autre chose que l'homme pauvre. Celui-ci est dans la pauvreté, mais l'autre est sans valeur. Un écrivain pauvre est privé des biens de ce monde; le pauvre écrivain ne sait pas écrire.

Voulez-vous d'autres applications du principe, mesdames? – Oui, monsieur, ces applications ne prouvent pas seulement le principe, elles nous instruisent en même temps.

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Des nouvelles certaines ont de la certitude, elles sont hors de doute, mais certain change de sens dans certaines nouvelles et signifie quelques: Il y a certaines nouvelles dans le journal qui vous intéressent.

Commun signifie ordinaire, qui n'a rien de remarquable; vous avez cette signification dans une voix commune, mais une commune voix signifie la voix de tous, une voix unanime: L'assemblée a prononcé d'une commune voix que ce chanteur n'avait qu'une voix commune. N'est-il pas étrange que petit homme et homme petit contredisent notre théorie? homme petit devrait signifier un homme qui n'est pas grand; mais c'est petit homme qui a cette signification, tandis que l'homme petit est celui qui n'a ni noblesse, ni dignité, qui est méprisable. Je vous l'ai dit, rien n'est absolument général dans le code d'une langue.

Je continue; un lion furieux est en furie; un furieux lion,

une furieuse bête, est très-grande, elle est énorme. C'est ainsi qu'on dit familièrement: J'ai une furieuse soif, un furieux appétit, une furieuse envie de dormir.

Un homme plaisant plaît; il a des manières agréables, mais le plaisant homme est ridicule, bizarre, il déplaît.

Je pourrais ne pas m'arrêter, mesdames, mais en voilà assez pour vous aider à retenir le sens si différent des adjectifs, suivant qu'ils précèdent ou suivent le substantif. Il ne faut pas tout enseigner dans une grammaire; cela est impossible. Le point essentiel est de vous habituer à réfléchir, à raisonner, et à observer attentivement la pratique de la langue dans les grands livres. Nous traiterons demain du pronom. Adieu.

X.

LES ADJECTIFS ET LES PRONOMS.

Il faut les distinguer, et pour cela je vais les appeler devant vous tous ensemble.

Vous n'avez pas oublié la définition de l'adjectif? — Non. - Voici celle du pronom, telle que la donne M. Littré. "C'est un mot qui désigne les êtres par l'idée d'une relation à l'acte de la parole, par opposition aux noms qui désignent les êtres par l'idée de leur nature. Dans ce sens il n'y a de vrais pronoms que les pronoms personnels je, tu, il, se, et les pronoms démonstratifs celui, celle.”

Il Il y a d'autres pronoms, d'autres vrais pronoms: vous le comprendrez après notre étude.

Cette définition n'est pas assez simple, pas très-claire, et trop longue. Je préfère dire que le pronom est un mot qui tient la place d'un nom. Il n'a par lui-même aucune signification, mais il remplace un nom avec toute la signification qu'a ce nom. Je parle de Hamlet: Il est fou. Mon pronom il représente Hamlet absolument ni plus ni moins. Il et Hamlet c'est la même chose: cette synonymie est parfaite.

L'adjectif ne remplace pas, il accompagne. C'est sa fonction d'accompagner. Donc tout mot que vous mettez à côté d'un substantif pour l'accompagner, et aussi le déterminer, ne peut être un pronom. Ce n'est pas un substituant, c'est un compagnon. Cette explication sera claire pour vous, mes

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