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La Comédie infernale a été écrite, il ne faut pas l'oublier, sous l'influence d'un mouvement d'idées et de passions à peu près inconnu de la France. Quelques explications étaient donc nécessaires. Sans arrêter plus long-temps le lecteur sur le seuil du drame, nous nous réservons de compléter et d'éclairer par des notes le texte du poète, quand il en sera besoin.

Chaque partie de la Comédie infernale est précédée d'une invocation qui en résume la pensée générale. Dans la première de ces invocations, l'auteur s'adresse au faux poète, à l'homme qui sacrifie le cœur à l'imagination. Nous allons assister au triomphe de la fausse poésie sur la vie de famille, et l'écrivain anonyme indique dans cette invective lyrique les traits principaux du caractère du Comte, qui représente, nous l'avons dit, la victoire funeste de l'imagination sur le devoir.

Des étoiles entourent ta tête; à tes pieds sont les flots de la mer; sur les flots de la mer un arc-en-ciel s'ouvre devant toi et disperse les nuages. Tout ce que ta vue embrasse est à toi; les rivages, les villes, les hommes, t'appartiennent; tu es le maître du ciel; rien ne semble égaler ta gloire.

Aux oreilles qui t'écoutent, tu procures d'ineffables jouissances. Tu enlaces les cœurs et les délies comme une guirlande, caprice de tes doigts. Tu fais couler des larmes et tu les sèches par un sourire, et de nouveau tu chasses ce sourire pour un instant, pour quelques heures, souvent pour toujours. Mais toi, qu'éprouves-tu ? que crées-tu? que penses-tu? De toi jaillit la source de la beauté, mais tu n'es pas la beauté.

Malheur à toi, malheur ! L'enfant qui pleure sur le sein de sa mère, la fleur des champs qui ignore ses propres parfums, ont plus de mérite que toi dev ant le Seigneur.

D'où viens-tu, ombre éphémère, toi qui annonces la lumière et ne la connais pas, toi qui ne l'as jamais vue et ne la verras jamais? Qui donc t'a créée par colère ou par ironie? Qui t'a donné cette vie si misérable et si trompeuse, que tu puisses jouer l'ange à l'instant même où tu vas succomber, ramper comme un reptile et t'étouffer dans la vase? La femme et toi ont une même origine.

Mais tu souffres aussi, quoique ta douleur ne crée rien et ne serve à rien. Les gémissemens du dernier des malheureux sont comptés parmi les accens des harpes célestes; ton désespoir, tes soupirs, tombent à terre, et Satan les ramasse, les ajoute avec joie à ses mensonges et à ses illusions, et le Seigneur les reniera un jour comme ils ont renié le Seigneur.

Ce n'est pas que je me plaigne de toi, ô Poésie, mère de beauté et de salut; seulement il est à plaindre celui-là que, sur la limite des mondes en germe et des mondes en ruine, tu tiens enchanté par le souvenir ou par le pressentiment, car tu ne perds que ceux qui se sont voués à toi et se sont faits les organes de ta gloire.

Heureux celui en qui tu as placé ta demeure, comme Dieu au milieu du monde, inaperçu, ignoré, mais grand et éclatant dans chacune de ses parties, et devant lequel les créatures se prosternent partout en disant : Il est ici! Ainsi

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celui-là te portera comme une étoile sur son front, et ne mettra pas entre ton amour et lui l'abîme de la parole; il aimera les hommes et brillera comme un héros au milieu de ses frères. Et à celui qui ne te restera pas fidèle, à celui qui te trahira avant le temps et te livrera aux joies périssables des hommes, tu jetteras quelques fleurs sur sa tête et te dé'ourneras; celui-là passera sa vie à tresser avec des fleurs fanées une couronne funéraire. La femme et lui ont une même origine.

I.

L'ANGE GARDIEN.

Paix aux hommes de bonne volonté ! Qu'il soit béni entre les créatures celui qui a encore un cœur; celui-là pourra encore être sauvé : révèle-toi à lui, épouse bonne et modeste, et que dans leur maison naisse un enfant! (L'ange disparaît.)

De toutes les choses sérieuses, le mariage est la plus bonffonne. BEAUMARCHAIS.

CHOEUR DES MAUVAIS ESPRITS.

Allons, spectres et fantômes, courez, volez vers lui. Et toi d'abord, bienaimée de sa jeunesse, morte d'hier, sors de ta tombe; ame réprouvée, prends un bain de brouillards pour te rafraîchir; pare-toi de toutes les fleurs du printemps, et maintenant cours au-devant du poète.

Et toi, Gloire (1), aigle vieilli et oublié dans un coin où jadis t'a laissé le chasseur, aujourd'hui empaillé par nos soins, descends de la perche où tu languis depuis des siècles; prends ton essor, que tes ailes gigantesques et blanchies par le soleil se déploient au-dessus de la tête du poète!

Tirons de notre trésor le vieux tableau de l'Éden, ce chef-d'œuvre du pinceau de Belzebuth; toile enchanteresse, réparée, badigeonnée et restaurée à neuf, pliée et enroulée dans un nuage, pars à l'adresse du poète, et puis tu te dérouleras à ses yeux, tu l'enfermeras dans un cercle magique de montagnes et de mers, parmi un tissu de jours et de nuits. O nature, mère chérie, cours embrasser le poète.

Village. Église.

Au-dessus de l'église et planant dans l'air, un ange.
L'ANGE.

Si tu ne violes jamais ton serment, tu seras mon frère devant la face de Dieu le père. (Il disparait.)

Intérieur de l'église. - Témoins. Sur l'autel brûle un cierge.

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LE PRÊTRE, donnant la bénédiction nuptiale. Souvenez-vous de mes paroles...

―――

(On se lève. - Le mari embrasse la main de son épouse et la
repasse au cousin. - Tout le monde sort.)

(1) On ne verra pas dans ces quelques lignes l'expression d'un mépris absolu pour la gloire. Les démons ne désignent point ici la gloire pure et durable qui récompense le dévouement, ils s'adressent à cette gloire fausse et stérile que rêve l'egoïsme, et qui ne satisfait que l'orgueil.

LE MARI, resté seul à l'église.

Si je suis descendu jusqu'à un mariage ici-bas, c'est que j'ai trouvé celle que j'ai rêvée; malheur et anathème sur ma tête si jamais je cesse de l'aimer!

(Une chambre pleine de monde. - Bal. Musique. Lumières.Fleurs. La jeune mariée, après avoir fait quelques tours de valse, s'arrête, et, par hasard, rencontre son mari dans la foule: elle va à lui, et appuie sa tête sur son épaule.)

LE JEUNE MARIÉ.

Que tu es belle dans cet abattement!.. que ce désordre de fleurs et de perles va bien à ta tête! - Tu rougis de pudeur et d'émotion. Oh! éternellement tu seras le chant poétique de ma vie!

LA JEUNE MARIÉE.

Je serai toujours soumise et fidèle comme me l'a enseigné ma mère, comme mon cœur me l'enseigne. Mais il y a tant de monde ici, cette chaleur, tout ce bruit...

LE JEUNE MARIÉ.

Va danser encore: moi, je resterai ici pour te regarder, comme souvent j'ai regardé passer les anges dans les rêves de ma pensée.

LA JEUNE MARIÉE.

J'irai, puisque tu le veux; mais les forces m'ont presque abandonnée.

LE JEUNE MARIE.

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L'ESPRIT MAUVAIS, passant dans les airs.

Il n'y a pas long-temps et à pareille époque, je parcourais la terre. Aujourd'hui les démons me chassent et m'ordonnent de prendre les apparences d'une sainte. (Passant au-dessus du jardin.) Fleurs, détachez-vous et venez couvrir mes cheveux. (Passant au-dessus du cimetière.) Charmes et fraîcheur des vierges mortes, dispersés dans l'air et flottant au-dessus des tombeaux, accourez à moi, venez parer mon visage.

Beaux cheveux de cette brune qui bientôt ne sera plus que cendres, venez vous suspendre à mon front; yeux bleus, éteints à tout jamais sous cette pierre, venez à moi, brillant de tout le feu qui autrefois vous animait. Cent cierges brûlent derrière cette grille : c'est une princesse qu'on va enterrer; - robe de satin blanche comme la neige, détache-toi de ce cadavre, passe comme un oiseau à travers cette grille, et viens me parer... Et, maintenant, en route, en route...

Chambre à coucher. Une lampe projetant une légère clarté sur le mari,
qui dort à côté de sa femme.

LE MARI, rêvant.

D'où viens-tu, toi que je ne voyais plus, que je n'attendais plus? Comme l'eau passe, ainsi passent tes pieds, pareils à deux vagues blanchies d'écume; une paix sainte rayonne sur ton visage; tu réunis tout ce que j'ai rêvé et aimé. (Se réveillant.) Où donc suis-je ?... Ah! je suis à côté de ma femme. C'est là ma femme... (Il la regarde.) J'ai pu croire que tu étais celle que j'ai rêvée... et

maintenant je m'aperçois de mon erreur, tu ne lui ressembles pas: tu es bonne et douce, toi... mais l'autre... Mon Dieu, que vois-je? suis-je bien éveillé?

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LE MARI.

Qu'elle soit à jamais maudite, cette heure où j'ai pris une femme, où j'ai abandonné l'amante de mes jeunes années, la pensée de mes pensées, l'ame de

mon ame!

LA FEMME, se réveillant.

Qu'y a-t-il? serait-ce déjà le jour? le carrosse nous attend-il? n'est-ce pas aujourd'hui que nous devons aller faire des emplettes ?

LE MARI.

Il fait nuit sombre, dors, dors profondément.

Dors.

LA FEMME.

Tu es peut-être malade, je vais me lever pour te donner de l'éther.

LE MARI.

LA FEMME.

Cher ami, dis-moi ce que tu as, le son de ta voix m'effraie, sur tes joues l'on dirait des symptômes de fièvre.

LE MARI, se levant.

J'ai besoin d'air, j'ai besoin de respirer, reste... Mon Dieu! reste, ne te lève point. (Il sort.)

Derrière le mur de l'église, un jardin éclairé par la lune.

LE MARI.

Depuis le jour de mon mariage, je n'ai fait que manger et dormir; j'ai vécu de la vie des oisifs, j'ai dormi du sommeil des manufacturiers allemands, et je ne sais comment l'univers s'est fait autour de moi dormant à mon image; j'ai visité mes parens, j'ai parcouru les magasins, les boutiques; j'ai cherché une nourrice pour un enfant qui va me naître... (Minuit sonne à la tour de l'église.) Jadis, à cette heure, je montais sur mon trône. A moi! à moi! mes anciens royaumes, si peuplés, si pleins de vie et de mouvement, si obéissans aux ordres de ma pensée! (Il marche agitant convulsivement les bras.) Dieu! toi qui as consacré les liens de deux êtres, as-tu réellement dit que rien ne pouvait les rompre, ces liens, lors même que les deux ames, après un choc violent, s'en vont chacune de son côté, ne laissant sur la terre qu'un couple de cadavres?

Te voilà près de moi, oui, je te reconnais, ô chérie! prends-moi avec toi, et, si tu n'es qu'une illusion, si tu n'es que ma propre invention, être fantastique et sans réalité, rêve de mes pensées, enfant sorti de mes entrailles, enfant qui viens tenter ton père, que moi aussi je devienne illusion et fumée pour vivre de ta vie!.... Je suis toujours à toi, je t'appartiens.

LE FANTOME.

Souviens-toi de ce que tu dis. N'importe le jour où je viendrai te chercher, me suivras-tu?

LE MARI.

Reste ici, ne disparais pas comme un rêve; si tu es une beauté au-dessus de toutes les beautés, si tu es une pensée au-dessus de toutes les pensées, pourquoi ne pas durer plus long-temps qu'un désir, qu'une pensée?

(Une fenêtre de la maison s'ouvre.)

VOIX DE LA FEMME.

Cher ami, le froid de la nuit va te rendre malade; reviens, ô mon bien-aimé, car, toute seule, dans cet appartement grand et sombre, je m'ennuie.

LE MARI.

Bien! tout à l'heure. - Le fantôme a disparu, mais il a promis de revenir, et alors adieu mon jardin et ma maison; adieu aussi, toi qui as été créée pour toutes ces choses, mais non pour moi.

LA VOIX DE LA FEMME.

Hate-toi, je t'en supplie, la matinée est si froide!

LE MARI.

Et mon enfant, ô mon Dieu!

Le salon. Deux flambeaux posés sur le piano. Dans un des coins un berceau avec un enfant endormi. — Le mari, étendu dans un fauteuil, ayant les mains sur son visage. - La femme est assise près du piano.

C'est très bien.

(Il sort du jardin.)

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LA FEMME.

Je suis allée chez le curé, il m'a promis de venir après-demain.

LE MARI.

Je te remercie.

LA FEMME.

J'ai envoyé chez le pâtissier pour lui faire préparer quelques tourtes, car je crois que tu as invité beaucoup de monde pour le baptême. Tu sais, elles seront faites au chocolat, avec les initiales de George-Stanislas.

LE MARI.

LA FEMME.

Je remercierai Dieu une fois cette cérémonie achevée, car notre petit George sera chrétien... et, quoique déjà baptisé par l'eau, il me semblait toujours qu'il lui manquait quelque chose. (Allant vers le berceau.) Dors, mon enfant; est-ce que déjà il rèverait? Sa couverture est toute défaite... Il est agité, mon George; dors, mon chéri, dors tranquille...

LE MARI.

Quelle chaleur! j'étouffe ici... un orage se prépare... Pourvu que le tonnerre gronde! O mon cœur, tu souffres de cruelles douleurs...

(La femme se met au piano, essaie quelques notes; puis elle cesse;
de nouveau elle se remet à jouer, puis elle cesse encore.)

LA FEMME.

Aujourd'hui comme hier, car voilà une semaine, que dis-je! un mois, que tu ne m'as pas adressé une seule parole; tous ceux qui me voient me trouvent changée, maigrie...

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