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Mais il devait en être autrement. Il arriva que, par une nuit de juin, un droschki s'arrêta devant la porte de la maison habitée par le comte de Fénix. Un homme de quarante ans environ, et d'une mise de fort bon goût, descendit de la voiture légère et frappa à la porte discrètement. La porte, fort intelligente et fort obéissante, s'ouvrit aussitôt. Le comte de Fénix (singulier hasard!) se trouvait précisément au pied de l'escalier, un flambeau de vermeil à la main. Il salua l'étranger avec une politesse respectueuse. On échangea deux mots et on monta. C'était une grande faveur accordée, surtout à pareille heure, car on ne pénétrait pas facilement dans le mystérieux logis du grand initiateur.

On traversa une vaste antichambre et un salon splendide. Une porte s'ouvrit; une tapisserie se souleva, et l'œil put entrevoir la vaporeuse atmosphère d'un boudoir rose et bleu, ravissant gyné cée parfumé d'ambre et éclairé d'une douce lumière; une clarté mate et laiteuse s'échappait d'une lampe d'albâtre.

Vers les trois heures du matin, à la première aube, l'étranger sortit du mystérieux parloir.

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Madame, dit-il à Lorenza en s'éloignant, demandez-moi tout ce que vous voudrez. »

Lorenza Feliciani pouvait donc ne pas mettre de bornes à ses vœux; elle pouvait demander l'impos

sible, car celui qui venait de lui parler ainsi et qui s'éloignait en droschki n'était autre que le prince Potemkin, premier ministre et favori de la czarine.

Le lendemain, un valet de chambre se présenta chez la comtesse de Fénix. Il était porteur d'un bouquet magnifique, composé de fleurs du tropique, les plus rares du monde, et d'un coffret revêtu de maroquin. Il déposa le bouquet et le coffret dans les belles mains de Lorenza.

Le coffret contenait un écrin de diamants dignes d'une altesse impériale.

Deux jours après arriva chez Mme de Fénix un personnage respectable par son âge et sa gravité. Il s'annonça comme l'homme de confiance de la comtesse S...., belle dame et très-grande dame. Il parla, avec une réserve de bon goût, d'un grand chagrin survenu tout à coup à la personne dont il était le chargé d'affaires. Ce chagrin, Mme la comtesse de Fénix en était la cause, bien involontaire, sans doute, mais enfin la cause réelle. Il s'agissait d'une usurpation, d'un cœur séduit et volé; Mme de Fénix avait rendu infidèle l'adorateur passionné de la comtesse S.... Mme de Fénix ne pouvait vouloir la mort d'une femme qui ne lui avait fait aucun mal; elle avait le cœur trop sensible et les sentiments trop élevés; aussi Mme de Fénix n'hésiterait pas à s'éloigner de Saint-Pétersbourg,

la comtesse S.... en était persuadée; et, comme un départ précipité exigeait des fonds, Mme de Fénix fut suppliée d'accepter une somme de trente mille roubles (trente-six mille francs environ), que le messager apportait en or de la part de sa patronne. Comment refuser de se montrer généreuse? La belle Lorenza n'hésite pas; elle accepte les rouleaux d'or et promet de quitter Pétersbourg, si ce départ importe au repos d'un cœur blessé. L'homme de confiance de la comtesse S.... se retire enchanté et va rendre compte de sa mission.

Les choses en étaient là. Il fallait prendre un parti. Quel fut celui que conseilla le comte de Fénix, très-intéressé dans la question et pour sa bonne part? On l'ignore. Cependant Lorenza se décida à écrire au mystérieux et puissant visiteur qu'elle avait reçu dans le boudoir rose et bleu. Cette lettre était un chef-d'œuvre de sentiment et de générosité. On y lisait entre autres jolies choses: « Veuillez m'adresser un homme de confiance à qui je puisse remettre vos bienfaits (nous copions textuellement); j'ai fait couler des pleurs et j'ai été assez humiliée pour que l'on ait cru pouvoir, à force d'argent, disposer de mon cœur (elle voulait dire de sa volonté). Hélas! je ne veux ni présents, ni position, ni honneurs. C'est votre cœur qu'il me faut et sans lequel je ne puis vivre; qu'on me le

laisse, et j'ai tous les biens. Reprenez des dons qui font tant de jaloux, et laissez-moi l'assurance qu'en partant de ce pays, en m'éloignant pour toujours, j'emporte le plus précieux des biens:

votre amour. »

En recevant cette lettre, le prince bondit de colère. Il devine les menées de la comtesse S..., et, pour la punir, il charge son secrétaire d'une somme de trente mille roubles, qu'il envoie à la jalouse comtesse de la part de Mme de Fénix. Il court chez celle-ci, tombe à ses pieds et la supplie de rester.

Elle resta. Les diamants et les roubles restèrent aussi où ils se trouvèrent. Tout en faisant de la magnanimité, Lorenza gardait ses richesses. L'élève du comte de Fénix commençait à comprendre la vie et la politique.

Or l'amoureux prince se trouvait aux pieds de la délicieuse Italienne, sa divinité nouvelle, quand tout à coup on annonce un coureur de l'impératrice. Le coureur apportait un ordre à Mme la comtesse de Fénix, l'ordre de se rendre à la résidence impériale de Czarskœcelo.

Qui fut épouvanté? ce fut Lorenza. Qui fut inquiet? ce fut le favori, le ministre, le prince infidèle.

Cependant il était homme de tête, et son parti fut bientôt pris. Il conseilla à Lorenza de se rendre

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sur-le-champ chez l'impératrice, promettant de veiller à tout et de tout sauver.

Revenons un instant au comte de Fénix.

Depuis huit jours il avait rendu à ses parents l'enfant qu'on lui avait confié. Il l'avait rendu dans le meilleur état de santé, frais, coloré, avide du sein de sa nourrice. Le père, dans les transports d'une joie bien naturelle, avait offert au grand médecin une somme de cinq mille louis. Cagliostro avait d'abord refusé; puis, pressé, sollicité, il avait hésité. La somme avait été apportée chez lui, il l'avait acceptée.

Mais au bout de quelques jours (l'œil d'une mère est clairvoyant), la mère de l'enfant conçut des doutes affreux; elle avait cru reconnaître qu'on lui avait rendu un enfant substitué. Cependant les preuves manquaient. La nouvelle était à l'état de doute. Il s'ensuivait une rumeur sourde et menaçante dans la société.

L'impératrice Catherine avait mandé la comtesse de Fénix à Czarskœcelo. Elle la reçut d'abord avec une dignité imposante. Mais Lorenza était si touchante de grâce, de modestie, de timidité, que la czarine fut attendrie et qu'elle lui parla avec bonté. Elle lui demanda son histoire, celle de son mari, et elle la questionna avec un tact admirable sur ses liaisons, ne prononçant pas le nom du prince Potemkin,, mais le désignant d'une manière assez

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