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mer Rouge, et que j'ai été élevé sous les ruines d'une pyramide d'Égypte; c'est là qu'abandonné de mes parents, j'ai trouvé un bon vieillard qui a pris soin de moi; je tiens de lui tout ce que je sais. »

Un homme qui aujourd'hui, en bonne compagnie, tiendrait ce langage, passerait pour un fou. Mais vers la fin du XVIe siècle on ne riait plus que de ce qui était respectable. L'Eglise et la monarchie avaient leurs railleurs. Mesmer, Saint-Martin, Swedenborg, Saint-Germain, Cagliostro ayaient leurs croyants et leurs intrépides confesseurs; et jusqu'à ce bon marquis Maurice de Puységur, qui magnétisait les chênes de son parc. A qui donc ne prodiguait-on pas de l'admiration en ce temps-là?

Mais ne soyons pas si vains, nous les héritiers de ce siècle disparu. Avons-nous l'esprit plus ferme et moins prompt à tomber au trébuchet du charlatanisme? Voyez plutôt : le magnétisme, de nos jours, demande carrément ses diplômes de docteur, et le somnambulisme réclame ses trépieds d'or comme la sibylle antique.

A travers tous ses succès, Cagliostro poursuivit l'idée sérieuse de sa vie : la fondation, à Paris, de la loge-mère de la maçonnerie égyptienne. Toutes les loges qu'il avait établies en Europe ne devaient

que des succursales de cette métropole macon

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nique, dont lui-même s'était créé le grand cophte ou grand maître. Donc, à la faveur de sa popularité et de certaines protections venant de haut, il annonça, mais avec précaution, son intention formelle, celle de remplacer la vieille franc-maçonnerie par le rit égyptien. Il y avait alors à Paris soixante et douze loges; elles s'émurent avec raison. La maçonnerie nouvelle se posait comme une réformatrice radicale; elle venait régénérer et purifier; supprimer les abus, imposer des constitutions rigides, réprimer les licences, déplacer des intérêts, froisser des ambitions, enlever des grades usurpés ou mal conférés, en un mot, démolir l'édifice pour le rebàtir. Il n'était donc pas étonnant qu'elle rencontrât une opposition violente chez certains hauts dignitaires fort attachés à leur position et fort peu épris des mystères d'Isis et d'Anubis, que le prophète apportait de l'Orient.

Cependant les zélateurs s'assemblèrent en grand nombre et résolurent d'examiner à fond la maçonnerie égyptienne, et même d'entendre la prédication de Cagliostro. Il se rendit à une séance solennelle, et il y obtint un succès d'enthousiasme. On dit qu'en effet il déploya dans cette occasion un merveilleux talent d'éloquence. Les frères sortirent de là fascinés et aux trois quarts convertis à la foi nouvelle. Ce code maçonnique n'était rien moins que l'arcane des secrets de la nature que Cambyse le

Grand prit dans le temple d'Apis, lorsqu'il fit fustiger ce dieu capricieux1.

Il s'agissait de prouver par des faits les prodiges annoncés par le grand maître du rite égyptien. Cagliostro n'hésita pas; il annonça que dans un souper intime, composé de six convives désignés parmi les hauts dignitaires de l'ordre maçonnique, il évoquerait les morts qu'on lui désignerait, et qu'ils viendraient s'asseoir au banquet, la table devant avoir douze couverts.

La chose parut exorbitante, mais le défi fut accepté. Six convives furent élus : six personnages importants de l'époque, parmi lesquels, s'il faut en croire une autorité franc-maçonne, se trouvait un grand prince.

Nous allons raconter ce souper d'outre-tombe, dont tous les gazetiers de l'époque entretinrent leurs lecteurs, et dont le public s'émut assez sérieusement. Il est bien entendu que nous faisons ici nos réserves, et que nous laissons toute la responsabilité des faits au narrateur que nous avons consulté. Il est fàcheux que les noms des six convives de Cagliostro n'aient point été cités. C'est une perte réelle; mais il paraît que sur ce point-là le secret fut fidèlement gardé.

1. Mémoires pour servir à l'histoire de la Franc-Maçonnerie, art par un rose-croix. Paris, 1790.

Le souper eut lieu rue Saint-Claude, et à l'insu de Lorenza.

A minuit on se trouva au complet. Une table ronde, de douze couverts, fut servie avec un luxe incuï, dans une salle où tout était en harmonie avec l'opération cabalistique qui devait avoir lieu. Les six convives, et Cagliostro septième, prirent place. On devait donc être treize à table! Le souper servi, les gens furent renvoyés avec menace d'être tués roide s'ils tentaient d'ouvrir les portes avant d'ètre rappelés. Ceci était renouvelé des soupers régent.

du

Chaque convive demanda le mort qu'il désirait revoir. Cagliostro prit les noms, les plaça dans la poche de sa veste glacée d'or, et annonça que, sans autre préparation qu'un simple appel de sa part. les esprits évoqués allaient venir de l'autre monde en chair et en os; car, suivant le dogme égyptien. il n'y avait point de morts. Ces convives d'outretombe, demandés et attendus avec une émotion croissante, étaient le duc de Choiseul, Voltaire. d'Alembert, Diderot, l'abbé de Voisenon et Montesquieu. On pouvait se trouver en plus sotte compagnie.

Les noms furent prononcés à haute voix, lentement et avec toute la puissance de volonté dont était doué Cagliostro. Il y eut un moment affreux et plus terrible que l'apparition même, ce fut le

moment de l'incertitude; mais ce ne fut qu'un moment. Les six convives évoqués apparurent et vinrent prendre place au souper avec toute la courtoisie qui les caractérisait. Quand les invités vivants eurent un peu repris leur respiration, on se hasarda à questionner les morts.

Ici nous laisserons parler l'historiographe de ce prodigieux souper:

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La première question fut: comment l'on se trouvait dans l'autre monde. «Il n'y a point d'autre monde, répondit d'Alembert. La mort n'est

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qu'une cessation des maux qui vous ont tourmentés. On n'a nulle espèce de plaisir, mais on « ne connaît aussi aucune peine. Je n'ai pas trouvé

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Mlle de l'Espinasse, mais aussi n'ai-je pas vu de

Linguet. On est fort sincère. Quelques morts qui sont venus nous rejoindre m'ont assuré que j'étais presque oublié. Je m'en suis consolé. Les

homines ne valent pas la peine qu'on s'en occupe. Je ne les ai jamais aimés, maintenant je « les méprise. »

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Qu'avez-vous fait de votre savoir, » demanda M. de à Diderot? « Je n'ai pas été savant comme " on l'a cru, répondit-il; ma mémoire me retra

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çait ce que j'avais lu, et, lorsque j'écrivais, je

prenais de côté et d'autre. De là vient le décousu

de mes livres, qu'on ne connaîtra pas dans cinquante ans. L'Encyclopédie, dont on me fait

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