Page images
PDF
EPUB

COURS

D'HISTOIRE

MODERNE.

MESSIEURS,

J'ai mis sous vos yeux les élémens fondamentaux de la civilisation européenne, en les retrouvant dans son berceau même, au moment de la chute de l'Empire romain. J'ai essayé de vous faire entrevoir d'avance quelle avait été leur diversité, leur lutte constante, et qu'aucun d'eux n'avait réussi à dominer notre société, à la dominer du moins si pleinement qu'il s'asservît les autres ou les expulsât. Nons avons reconnu que c'était là le caractère distinctif de la civilisation européenne. Nous abordons aujourd'hui son histoire, à son début, dans les siè

3 leçon.

cles qu'on est convenu d'appeler barbares. Il est impossible, au premier regard qu'on porte sur cette époque, de ne pas être frappé d'un fait qui semble en contradiction avec ce que nous venons de dire. Dès que vous cherchez quelles notions on s'est formées sur les antiquités de l'Europe moderne, vous vous apercevez que les élémens divers de notre civilisation, les principes monarchique, théocratique, aristocratique, démocratique, prétendent tous qu'originairement la société européenne leur appartenait, et qu'ils n'en ont perdu l'empire que par les usurpations de principes contraires. Interrogez tout ce qui a été écrit, tout ce qui a été dit à ce sujet; vous verrez que tous les systèmes, par lesquels on a tenté de représenter ou d'expliquer nos origines, soutiennent la prédominance exclusive de l'un ou de l'autre des élémens de la civilisation européenne.

Ainsi il y a une école des publicistes féodaux, dont le plus célèbre est M. de Boulainvilliers, qui prétend qu'après la chute de l'Empire romain, c'était la nation conquérante, devenue ensuite la noblesse, qui possédait tous les pouvoirs, tous les droits; que la société était son domaine; que les rois et les peuples l'en ont dépouillée; que l'organisation aristocratique est la forme primitive et véritable de l'Europe.

A côté de cette école, vous trouverez celle des publicistes monarchiques, l'abbé Dubos, par exemple, qui soutiennent qu'au contraire c'était à la royauté qu'appartenait la société européenne. Les rois germains avaient, disent-ils, hérité de tous les droits des empereurs romains; ils avaient même été appelés par les anciens peuples, par les Gaulois entr'autres; eux seuls dominaient légitimement; toutes les conquêtes de l'aristocratie ne sont que des empiétemens sur la monarchie.

Une troisième école se présente, celle des publicistes libéraux, républicains, démocrates, comme on voudra les appeler: consultez l'abbé de Mably; selon lui, c'était à un système d'insti- . tutions libres, à l'assemblée des hommes libres, au peuple proprement dit, qu'était dévolu, dès le cinquième siècle, le gouvernement de la société; nobles et rois se sont enrichis des dépouilles de la liberté primitive; elle a succombé sous leurs attaques, mais elle régnait avant

eux.

Et au-dessus de toutes ces prétentions monarchiques, aristocratiques, populaires, s'élève la prétention théocratique de l'Église qui dit qu'en vertu de sa mission même, de son titre divin, c'était à elle qu'appartenait la société, qu'elle seule avait droit de la gouverner, qu'elle seule était reine légitime du monde européen,

conquis par ses travaux à la civilisation et à la vérité.

Voici donc dans quelle situation nous nous trouvons. Nous avons cru reconnaître qu'aucun des élémens de la civilisation européenne n'a exclusivement dominé dans le cours de son histoire, qu'ils ont vécu dans un état constant de voisinage, d'amalgame, de lutte, de transaction; et, dès nos premiers pas, nous rencontrons cette opinion directement contraire que, dans notre berceau même, au sein de l'Europe barbare, c'était tel ou tel de ces élémens qui possédait seul la société. Et ce n'est pas dans un seul pays, c'est dans tous les pays de l'Europe que, sous des formes un peu diverses, à des époques différentes, les divers principes de notre civilisation ont manifesté ces inconciliables prétentions. Les écoles historiques que nous venons de caractériser se rencontrent partout.

Ce fait est important, Messieurs, non en luimême, mais parce qu'il révèle d'autres faits qui tiennent dans notre histoire une grande place. Dans cette simultanéité des prétentions les plus opposées à la possession exclusive du pouvoir, dans le premier âge de l'Europe moderne, se révèlent deux faits considérables. Le premier, c'est le principe, l'idée de la légitimité politique; idée qui a joué un grand rôle dans le cours de la civi

lisation curopéenne. Le second, c'est le caractère particulier, véritable, de l'état de l'Europe barbare, de cette époque dont nous avons spécialement à nous occuper aujourd'hui.

Je vais essayer de mettre ces deux faits en lumière, de les tirer successivement de cette lutte de prétentions primitives que je viens d'exposer.

Que prétendent, Messieurs, les divers élémens dela civilisation européenne, théocratique, monarchique, aristocratique, populaire, lorsqu'ils veulent avoir été les premiers à posséder la société en Europe? Qu'est-ce autre chose que la prétention d'être seuls légitimes? La légitimité politique est évidemment un droit fondé sur l'ancienneté, sur la durée; la priorité dans le temps est invoquée comme la source du droit, comme

la

preuve de la légitimité du pouvoir. Et remarquez, je vous prie, que cette prétention n'est point particulière à un système, à un élément de notre civilisation, qu'elle se retrouve dans tous. On s'est accoutumé, dans les temps modernes, à ne considérer l'idée de la légitimité que dans un système, le système monarchique. On a tort; elle se retrouve dans tous les systèmes. Vous voyez déjà que tous les élémens de notre civilisation ont également voulu se l'approprier. Entrez plus avant dans l'histoire de l'Europe; vous verrez les formes sociales, les gouvernemens les

« PreviousContinue »