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assez terrible; l'imagination achève dans le silence et la crainte.

La morale littéraire de ces réflexions, c'est que la satiété tue, c'est qu'en tout, il faut la sobriété du goût; c'est que la passion de la tristesse ne doit pas être épuisée plus qu'une autre ; c'est qu'il suffit de montrer, d'indiquer, d'exprimer une fois, d'une manière forte et vraie, et qu'il ne faut pas traîner les âmes sur le spectacle de la même idée. Je suis convaincu que la gloire de Young, qui s'affaiblit en Angleterre, s'affaiblira encore davantage et que les productions dans lesquelles on renouvellera cette monotonie sépulchrale n'atteindront pas l'avenir; car pour toucher l'âme de l'homme, il faut l'émouvoir, sans la fatiguer.

Je vais citer pour finir, un poëte contemporain. Ces impressions mélancoliques ont dû naturellement s'offrir à l'imagination de notre siècle ; il y a par conséquent à la fois imitation et vérité; l'exemple peut venir du dehors; mais l'impression nous était naturelle. En effet, les grands spectacles de nos troubles civils, les violentes agitations qu'ont ressenties les âmes depuis quarante ans, tant d'augustes infortunes, de si affreux mécomptes, de si grandes vertus immolées, de si grands talens égarés, tout ce redoublement de la fragilité humaine que manifeste le spectacle des révolutions,

2o leçon.

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ne préparait que trop les esprits à la réalité de cette mélancolie, impuissante, lorqu'elle est factice.

Ainsi, le goût des études sérieuses est l'esprit de notre époque. Quelque chose de triste, d'austère, de religieux, en est la passion. Tous les temps ont un esprit et une passion. L'esprit seul fait les choses ordinaires de la vie active; c'est la passion qui fait les grandes pensées. L'esprit fait les hommes qui agissent sur la scène du monde; la passion fait les poëtes, les grands écrivains, les philosophes même. La passion de la foi, je vous demande pardon de cette expression, le sentiment religieux élevé ou abaissé à la passion, dominait l'âme de Fénélon, de Bossuet: ils lui devaient leur éloquence.

Eh bien! l'esprit religieux aussi, mais sous unc autre forme, l'esprit méditatif, mélancolique, sera la passion de notre âge. Les plus beaux ouvrages de notre époque portent l'empreinte de cet esprit. Ainsi, le roman célèbre de René, que je nomme dans une vuc toute philosophique, est peut-être le plus beau livre d'imagination produit depuis un demi-siècle. Pourquoi? Parce que c'est un homme de génie qui l'a écrit, et que c'est tout le monde qui l'a fait. C'est le genre d'originalité permis à notre siècle, c'est l'inquiétude rêveusc naturelle à une civilisation avancée, qui se montre dans toutes les expressions de ce drame sin

gulier. Ce sont des idées qu'on n'eût pas comprises auparavant. Au quatrième siècle, je vous demande pardon de ces digressions et de ces secousses de mon esprit, au quatrième siècle, il y avait dans les ouvrages des chrétiens quelque chose d'une passion nouvelle, d'une insatiable curiosité sur les destinées de l'homme, d'un dédain de la terre, d'un élancement vers le ciel; c'est ce qui brille dans les ouvrages de Grégoire de Naziance, d'Augustin. A la fin du dix-huitième siècle, sous une autre forme, c'est le même dégoût de la vie commune, c'est la même espérance de je ne sais quelle perfection; c'est enfin, tout à la fois, l'agitation et l'ennui qui prédominent les àmes. Je crois donc que cette nature d'émotions vraie, réelle, n'étant plus une passion de cabinet, doit se communiquer nécessairement à la poésie, et que rien d'élevé, de vrai dans les arts d'imagination, dans l'éloquence, dans la poésie, ne paraitra, sans être marqué de ce caractère,

Mais quoique cette forme de composition nous soit maintenant indigène, qu'elle ne vienne plus seulement d'Angleterre, en copiant des pages d'Young, il faut qu'elle soit toujours dominée par cette convenance et cette vérité qui bannissent les longueurs. Ce qui est monotone est toujours faible. Si vous vous arrêtez trop long-temps sur ces émotions tristes, vous ne pénétrez plus au fond de l'âme. Je préférerais aux Nuits d'Young, cc

morceau touchant et court dans lequel un poëte a jeté quelques-uns des sentimens de son âme, s'est occupé en passant de la vie et de la mort, de Dieu et de l'avenir, non pas avec la gravité orthodoxe d'un théologien, mais avec l'agitation d'une âme jeune, curieuse, mélancolique. Ce sont des élans du cœur, ce ne sont pas des traités; si c'étaient des traités, longs comme les Nuits d'Young, il pourrait y avoir du génie par accident; mais cela me fatiguerait plus que cela ne me toucherait. J'y verrais une espèce de spleen littéraire qui pourrait bien finir par le suicide du talent.

Je ne raisonne plus, et je vais citer (1):

Mon cœur lassé de tout, même de l'espérance, etc.

voilà, suivant moi, la poésie mélancolique dans sa plus touchante expression. La voilà naturelle, éloquente, plus remplie de grâce encore que de • tristesse, et surtout très-courte et très - rapide, donnant à l'âme une émotion, et ne lui faisant pas le long commentaire de sa propre douleur, ne la prêchant pas sur sa souffrance.

(1) Lamartine, Méditations poétiques.

De l'Imprimerie de TROUVÉ et Compagnie, rue Notre-Dame-des-
Victoires, no 16.

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Nous allons maintenant étudier la seconde époque littéraire du dix-huitième siècle, en France, en Angleterre et en Italie, trois pays si voisins et si divers, qui se sont communiqué leurs inspirations et leurs idées. En France, sous le nom de seconde époque, je désignerai le temps où les quatre génies créateurs du dix-huitième siècle n'agissent plus seuls sur la littérature, et sont remplacés ou entourés par ce nombre assez grand d'esprits inférieurs, mais brillans, qui concoururent à donner aux lettres françaises un caractère de popularité dans toute l'Europe.

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