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C'est à la même cause qu'il faut rapporter ce caractère de tyrannie qui apparaît, au nom des principes et sous les formes les plus diverses, dans toutes les civilisations anciennes. La société appartenait à une force exclusive qui n'en pouvait souffrir aucune autre. Toute tendance différente était proscrite, chassée. Jamais le principe dominant ne voulait admettre à côté de lui la manifestation et l'action d'un principe différent.

Ce caractère d'unité de la civilisation est également empreint dans la littérature, dans les ouvrages de l'esprit. Qui n'a parcouru les monumens de la littérature indienne, depuis peu répandus en Europe? Il est impossible de ne pas voir qu'ils sont tous frappés au même cojn; ils semblent tous le résultat d'un même fait, l'expression d'une même idée; ouvrages de religion ou de morale, traditions historiques, poésie dramatique, épopée, partout est empreinte la même physionomie; les œuvres de l'esprit portent ce même caractère de simplicité, de monotonie qui éclate dans les événemens et les institutions. En Grèce même, au milieu de toutes les richesses de l'esprit humain, une rare unité domine dans la littérature et dans les arts.

Il en a été tout autrement de la civilisation de l'Europe moderne. Sans entrer dans aucun détail, Pegardez-y, recueillez vos souvenirs; elle vous

apparaitra sur-le-champ variée, confuse, orageuse; toutes les formes, tous les principes d'organisation sociale y coexistent; les pouvoirs spirituel et temporel, les élémens théocratique, monarchique, aristocratique, démocratique, toutes les classes, toutes les situations sociales se mêlent, se pressent; il y a des degrés infinis dans la liberté, la richesse, l'influence. Et ces forces. diverses sont entr'elles dans un état de lutte continuelle, sans qu'aucune parvienne à étouffer les autres et à prendre seule possession de la société. Dans les temps anciens, à chaque grande époque, toutes les sociétés semblent jetées dans le même moule c'est tantôt la monarchic pure, tantôt la théocratie ou la démocratie qui prévaut; mais chacune prévaut à son tour complétement. L'Europe moderne offre des exemples de tous les systèmes, de tous les essais d'organisation sociale; les monarchies pures ou mixtes, les théocraties, les républiques plus ou moins aristocratiques y ont vécu simultanément, à côté les unes des autres; et malgré leur diversité, elles ont toutes une certaine ressemblance, un certain air de famille qu'il est impossible de méconnaître.

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Dans les idées et les sentimens de l'Europe, même variété, même lutte. Les croyances théocratiques, monarchiques, aristocratiques, populaires, se croisent, se combattent, se limitent, se

modifient. Ouvrez les plus hardis écrits du moyenâge jamais une idée n'y est suivie jusqu'à ses dernières conséquences. Les partisans du pouvoir absolu reculent tout à coup et à leur insçu devant les résultats de leur doctrine; on sent qu'autour d'eux, il y a des idées, des influences qui les arrêtent et les empêchent de pousser jusqu'au bout. Les démocrates subissent la même loi. Nulle part cette imperturbable hardiesse, cet aveuglement de la logique qui éclatent dans les civilisations anciennes. Les sentimens offrent les mêmes contrastes, la même variété; un goût d'indépendance très-énergique à côté d'une grande facilité de soumission; une rare fidélité d'homme à homme, et en même temps un besoin impérieux de faire sa volonté, de secouer tout frein, de vivre seul, sans s'inquiéter d'autrui. Les âmes sont aussi diverses, aussi agitées que la société.

Le même caractère se retrouve dans les littératures. On ne saurait disconvenir que, sous le point de vue de la forme et de la beauté de l'art, elles sont très - inférieures à la littérature ancienne; mais sous le point de vue du fond des sentimens, des idées, elles sont plus fortes et plus riches. On voit que l'âme humaine a été remuée sur un plus grand nombre de points, à une plus grande profondeur. L'imperfection de la forme

provient de cette cause même. Plus les matériaux sont riches, nombreux, plus il est difficile de les ramener à une forme simple, pure. Ce qui fait la beauté d'une composition, de ce que, dans les œuvres de l'art, on nomme la forme, c'est la clarté, la simplicité, l'unité symbolique du travail. Avec la prodigieuse diversité des idées et des sentimens de la civilisation européenne, il a été bien plus difficile d'arriver à cette simplicité, à cette clarté.

Partout donc se retrouve ce caractère, dominant de la civilisation moderne. Il a eu sans doute cet inconvénient que, lorsqu'on considère isolément tel ou tel développement particulier de l'esprit humain dans les lettres, les arts, dans toutes les directions où l'esprit humain peut marcher, on le trouve, en général, inférieur au développement correspondant dans les civilisations anciennes; mais en revanche, quand on regarde l'ensemble, la civilisation européenne se montre incomparablement plus riche qu'aucune autre; elle a amené à la fois bien plus de développemens divers. Aussi voyez; voilà quinze siècles qu'elle dure, et elle est dans un état de progression continue; elle n'a pas marché, à beaucoup près, aussi vite que la civilisation grecque, mais son progrès n'a pas cessé de croître. Elle entrevoit devant elle une immense carrière, et, de jour

en jour, elle s'y élance plus rapidement, parce que la liberté accompagne de plus de plus en plus tous ses mouvemens. Tandis que, dans les autres civilisations, la domination exclusive, ou du moins la prépondérance excessive d'un seul principe, d'une seule forme, a été une cause de tyrannie, dans l'Europe moderne la diversité des élémens de l'ordre social, l'impossibilité où ils ont été de s'exclure l'un l'autre, ont enfanté la liberté qui règne aujourd'hui. Faute de pouvoir s'exterminer, il a bien fallu que les principes divers vécussent ensemble, qu'ils fissent entre eux une sorte de transaction. Chacun a consenti à n'avoir que la part de développement qui pouvait lui revenir; et tandis qu'ailleurs la prédominance d'un principe produisait la tyrannie, en Europe, la liberté est résultée de la variété des élémens de la civilisation, et de l'état de lutte dans lequel ils ont constamment vécu.

C'est là, Messieurs, une vraie, une immense supériorité; et si nous allons plus loin, si nous pénétrons au-delà des faits extérieurs, dans la nature même des choses, nous reconnaîtrons que cette supériorité est légitime et avouée par la raison aussi bien que proclamée par les faits. Oubliant un moment la civilisation européenne, portons nos regards sur le monde en général, sur le cours général des choses terrestres. Quel est son carac

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