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sauvages; la liberté et l'égalité sont là; et pourtant, à coup sûr, la civilisation n'y est point.

Je pourrais multiplier ces hypothèses; mais je crois que nous en avons assez pour démêler quel est le sens populaire et naturel du mot civili

sation.

Il est clair qu'aucun des états que je viens de parcourir ne correspond, selon le bon sens naturel des hommes, à ce terme. Pourquoi? Il me semble que le premier fait qui soit compris dans le mot civilisation (et cela résulte des divers exemples que je viens de faire passer sous vos yeux), c'est le fait de progrès, de développement; il réveille aussitôt l'idée d'un peuple qui marche, non pour changer de place, mais pour changer d'état; d'un peuple dont la condition s'étend et s'améliore. L'idée du progrès, du développement, me paraît être l'idée fondamentale contenue sous le mot de civilisation.

Quel est ce progrès? quel est ce développement? Ici réside la plus grande difficulté.

L'étymologie du mot semble répondre d'une manière claire et satisfaisante: elle dit que c'est le perfectionnement de la vie civile, le développement de la société proprement dite des relations des hommes entre eux.

Telle est, en effet, l'idée première qui s'offre à l'esprit des hommes, quand on prononce

le mot civilisation; on se représente à l'instant l'extension, la plus grande activité et la meilleure organisation des relations sociales: d'une part, une production croissante de moyens de force et de bien-être dans la société; de l'autre, une distribution plus équitable, entre les individus, de la force et du bien-être produits.

Est-ce là tout, Messieurs? Avons-nous épuisé le sens naturel, usuel, du mot civilisation ? Le fait ne contient-il rien de plus ?

C'est à peu près comme si nous demandions: L'espèce humaine n'est-elle, au fond, qu'une fourmilière, une société où il ne s'agisse que d'ordre et de bien-être, où plus la somme du travail sera grande et la répartition des fruits du travail équitable, plus le but serà atteint et le progrès accompli ?

L'instinct des hommes répugne à une définition si étroite de la destinée humaine. Il lui semble, au premier aspect, que le mot civilisation comprend quelque chose de plus étendu, de plus complexe, de supérieur à la pure perfection des relations sociales, de la force et du bien-être social.

Les faits, l'opinion publique, le sens généralement reçu du terme, sont d'accord avec cet instinct.

Prenez Rome dans les beaux temps de la ré

publique, après la seconde guerre punique, au moment de ses plus grandes vertus, lorsqu'elle marchait à l'empire du monde, lorsque l'état social était évidemment en progrès. Prenez ensuite Rome sous Auguste, à l'époque où a commencé la décadence, où au moins le mouvement progressif de la société était arrêté, où les mauvais principes étaient bien près de prévaloir: il n'y a personne cependant qui ne pense et ne dise que la Rome d'Auguste était plus civilisée que la Rome de Fabricius ou de Cincinnatus.

Transportons-nous ailleurs; prenons la France des 17 et 18° siècles; il est évident que, sous le point de vue social, quant à la somme et à la distribution du bien-être entre les individus, la France du 17 et du 18° siècle était inférieure à quelques autres pays de l'Europe, à la Hollande et à l'Angleterre, par exemple. Je crois qu'en Hollande et en Angleterre l'activité sociale était plus grande, croissait plus rapidement, distribuait mieux ses fruits qu'en France. Cependant demandez au bon sens général; il vous répondra que la France du dix septième et du dixhuitième siècle était le pays le plus civilisé de l'Europe. L'Europe n'a pas hésité dans cette question. On trouve des traces de cette opinion publique sur la France dans tous les monumens de: la littérature européenne.

On pourrait montrer beaucoup d'autres Etats où le bien-être est plus grand, croît plus rapidement, est mieux réparti entre les individus qu'ailleurs, et où cependant, dans l'instinct spontané, dans le bon sens général des hommes, la civilisation est jugée inférieure à celle d'autres pays moins bien partagés sous le rapport pure

ment social.

Qu'est-ce à dire? qu'ont donc ces pays qui leur donne, au nom de civilisés, ce droit privilégié? qui compense si largement, dans l'opinion des hommes, ce qui leur manque d'ailleurs?

Un autre développement que celui de la vie sociale s'y est manifesté avec éclat : le développement de la vie individuelle, de la vie intérieure, le développement de l'homme lui-même, de ses facultés, de ses sentimens, de ses idées. Si la société y est plus imparfaite qu'ailleurs, l'humanité y apparaît avec plus de grandeur et de puissance. Il reste beaucoup de conquêtes sociales à faire; mais d'immenses conquêtes intellectuelles et morales sont accomplies; beaucoup de biens et de droits manquent à beaucoup d'hommes; mais beaucoup de grands hommes vivent et brillent aux yeux du monde. Les léttres, les sciences, les arts déploient tout leur éclat. Partout où le genre humain voit resplendir

ces grandes images, ces images glorifiées de la nature humaine, partout où il voit créer ce trésor de jouissances sublimes, il reconnaît et nomme la civilisation.

Deux faits sont donc compris dans ce grand fait; il subsiste à deux conditions, et se révèle à deux symptômes: le développement de l'activité sociale et celui de l'activité individuelle, le progrès de la société et le progrès de l'humanité. Partout où la condition extérieure de l'homme s'étend, se vivifie, s'améliore, partout où la nature intime de l'homme se montre avec éclat, avec grandeur, à ces deux signes, et souvent malgré la profonde imperfection de l'état social, le genre humain applaudit et proclame la civilisation.

Tel est, si je ne me trompe, le résultat de l'examen simple, purement sensé, de l'opinion générale des hommes. Si nous interrogeons l'histoire proprement dite, si nous examinons quelle est la nature des grandes crises de la civilisation, de ces faits qui, de l'aveu de tous, lui ont fait faire un grand pas, nous y reconnaîtrons toujours l'un ou l'autre des deux élémens que je viens de décrire. Ce sont toujours des crises de développement individuel ou social, des faits qui ont changé l'homme intérieur, ses croyances, ses mœurs, ou sa condition extérieure, sa situation dans ses rapports avec ses semblables. Le christianisme, par exemple, je

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