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et veulent être considérés. De tout temps, dans tout pays, la religion s'est glorifiée d'avoir civilisé les peuples; les sciences, les lettres, les arts, tous les plaisirs intellectuels et moraux ont réclamé leur part dans cette gloire; et on a cru les louer, les honorer, quand on a reconnu qu'en effet elle leur appartenait. Ainsi, les faits les plus importans, les plus sublimes en eux-mêmes et indépendamment de tout résultat extérieur, uniquement dans leurs rapports avec l'âme de l'homme, leur importance s'accroît, leur sublimité s'élève par leur rapport avec la civilisation. Telle est la valeur de ce fait général qu'il en donne à tout ce qu'il touche. Et non-seulement il en donne; il y a même des occasions où les faits dont nous parlons, les croyances religieuses, les idées philosophiques, les lettres, les arts, sont surtout considérés et jugés sous le point de vue de leur influence sur la civilisation; influence qui devient, jusqu'à un certain point et pendant un certain temps, la mesure décisive de leur mérite, de leur valeur. Quel est donc, Messieurs, je le demande, quel

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est donc, avant d'en entreprendre l'histoire, et en le considérant uniquement en lui-même, ce fait si grave, si étendu, si précieux, qui semble le résumé, l'expression de la vie entière des peuples?

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Je n'aurai garde ici de tomber dans la pure philosophie; je n'aurai garde de poser quelque principe rationnel, et puis d'en déduire la nature de la civilisation comme une conséquence: il y aurait beaucoup de chances d'erreurs dans cette méthode. Nous rencontrons encore ici un fait à constater et à décrire.

Depuis long-temps, et dans beaucoup de pays, on se sert du mot de civilisation: on y attache des idées plus ou moins nettes, plus ou moins étendues; mais enfin on s'en sert et on se comprend. C'est le sens de ce mot, son sens général, humain, populaire, qu'il faut étudier.Il y a presque toujours, dans l'acception usuelle des termes les plus généraux, plus de vérité que dans les définitions. plus précises en apparence, et plus rigoureuses de la science. C'est le bon sens qui donne aux mots leur signification commune, et le bon sens est le génie de l'humanité. La signification commune d'un mot se forme successivement et en présence des faits; à mesure qu'un fait se présente, qui parait rentrer dans le sens d'un terme connu, on l'y reçoit, pour ainsi dire, naturellement; le sens du terme s'étend, s'élargit, et peu à peu les divers faits, les diverses idées qu'en vertu de la nature des choses mêmes, les hommes doivent rallier sous ce mot, s'y rallient en effet. Lorsque le sens d'un mot, au co nraire, est déterminé par

la science, cette détermination, ouvrage d'un seul ou d'un petit nombre d'individus, a lieu sous l'empire de quelque fait particulier qui a frappé leur esprit. Ainsi les définitions scientifiques sont en général beaucoup plus étroites et, par cela seul, beaucoup moins vraies au fond que le sens populaire des termes. En étudiant, comme un fait, le sens du mot civilisation, en recherchant toutes les idées qui y sont comprises, selon le bon sens des hommes, nous avancerons beaucoup plus dans la connaissance du fait lui-même, que si nous tentions d'en donner nous-mêmes une définition scientifique, parût-elle d'abord plus claire et plus précise.

Pour commencer cette recherche, je vais essayer de mettre sous vos yeux quelques hypothèses; je décrirai un certain nombre d'états de société, et puis nous nous demanderons si l'instinct général y reconnaîtrait l'état d'un peuple qui se civilise, si c'est là le sens que le genre humain attache naturellement au mot civilisation.

Voici un peuple dont la vie extérieure est douce, commode; il paye peu d'impôts, il ne souffre point; la justice lui est bien rendue dans les relations privées; en un mot, l'existence matérielle, dans son ensemble, est assez bien et heureusement réglée. Mais en même temps l'existence intellectuelle et morale de ce peuple est

tenue avec grand soin dans un état d'engourdissement, d'inertie, je ne veux pas dire d'oppression, parce qu'il n'en a pas le sentiment, mais de compression. Ceci n'est pas sans exemple. Il y a eu un grand nombre de petites républiques aristocratiques où les sujets ont été ainsi traités comme des troupeaux, bien tenus et matériellement heureux, mais sans activité intellectuelle et morale. Est-ce là la civilisation? est-ce là un peuple qui se civilise?

Voici une autre hypothèse: c'est un peuple dont l'existence matérielle est moins douce, moins commode, supportable cependant. En revanche, on n'a point négligé les besoins moraux, intellectuels; on leur distribue une certaine påture; on cultive dans ce peuple des sentimens élevés, purs; ses croyances religieuses, morales, ont atteint un certain degré de développement; mais on a grand soin d'étouffer en lui le principe de la liberté; on donne satisfaction aux besoins intellectuels et moraux, comme ailleurs aux besoins matériels; on mesure à chacun sa part de vérité; on ne permet à personne de la chercher à lui tout seul. L'immobilité est le caractère de la vie morale; c'est l'état où sont tombées la plupart des populations de l'Asie, où les dominations theocratiques retiennent l'humanité; c'est l'état des Indous, par exemple. Je fais la même question

que sur le peuple précédent: est-ce là un peuple qui se civilise?

Je change tout-à-fait la nature de l'hypothèse : voici un peuple chez lequel il y a un grand déploiement de quelques libertés individuelles, mais où le désordre et l'inégalité sont extrêmes : c'est l'empire de la force et du hasard; chacun s'il n'est fort, est opprimé, souffre, périt; la violence est le caractère dominant de l'état social. Il n'y a personne qui ne sache que l'Europe a passé par cet état. Est-ce un état civilisé? Il peut contenir sans doute des principes de civilisation qui se développeront successivement; mais le fait qui domine dans une telle société n'est pas, à coup sûr, ce que le bon sens des hommes appelle la civilisation.

Je prends une quatrième et dernière hypothèse. La liberté de chaque individu est très-grande, l'inégalité entre eux est rare, ou au moins trèspassagère. Chacun fait à peu près ce qu'il veut, et ne diffère pas beaucoup en puissance de son voisin; mais il y a très-peu d'intérêts généraux, très-peu d'idées publiques, très-peu de sentimens publics, très-peu de société, en un mot : les facultés et l'existence des individus se déploient et s'écoulent isolément, sans agir les uns sur les autres, sans laisser de traces; les généra tions successives laissent la société au même point où elles l'ont reçue c'est l'état des tribus

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