Page images
PDF
EPUB

gnent dans Rousseau et dans Byron une forte conviction, une sensibilité profonde, et un esprit fait pour planer dans les régions élevées. Mais si le farouche orgueil et la sauvage misanthropie de ces deux hommes, si leurs actions et leurs inclinations, si peu d'accord avec leurs écrits, nous font éprouver un sentiment pénible, pourtant ce sont ces contrastes mêmes qui nous attachent à la lecture de leurs ouvrages, parce que ce sont eux qui nous font assister à ces tempêtes intérieures auxquelles ont été en proie ceux qui les ont tracées; parce que ce sont eux qui nous révèlent ainsi les causes de leur génie et de leurs malheurs.

La Fontaine n'appartient pas à la même classe que ces deux écrivains, quoique avec plus d'abandon encore il ait épanché son âme dans ses ouvrages; mais cette âme était d'une nature moins forte, moins exceptionnelle; plus propre à sympathiser avec celle des autres. Ame douce, naïve, sincère, qui se manifeste à nous de la manière la plus aimable, parce qu'on s'aperçoit toujours qu'elle est aimante. Jamais la Fontaine ne s'occupe de lui que pour nous-mêmes; son imagination nous frappe sans effort, sa raison nous persuade sans contrainte; il nous attendrit quelquefois, nous réjouit souvent, nous console toujours. Comme moraliste,

Il cherche nos besoins au fond de notre cœur,

et se présente à nous comme un ami qui nous conseille, et non comme un maître qui nous régente.

Aussi, tout naturellement, nous excusons ses faiblesses, et nous chérissons ses vertus. Quand on l'attaque, nous nous surprenons à le défendre comme s'il nous appartenait, comme s'il était de notre famille. Andrieux, ce charmant conteur, cet appréciateur si plein de goût des productions littéraires, était connu par le vif attachement qu'il avait pour tous les siens, par sa tendre vénération pour la mémoire de son père : cependant un jour quelqu'un, en sa présence, se mit à blâmer (peut-être justement) certaines actions de la Fontaine, et quelques-uns de ses vers; Andrieux, dans son impatience, laissa échapper

ces paroles, qui réduisirent l'interlocuteur au silence : « Ah! si vous le voulez, dites du mal de mon père; mais, de grâce, ne dénigrez pas la Fontaine! »

Quand il faut juger les productions souvent négligées de ce poëte, les critiques les plus inflexibles semblent avoir perdu l'habitude du blâme, et ne pouvoir plus trouver d'expressions que pour l'éloge. Voltaire seul fait exception; mais s'il a cherché à rabaisser un talent dont il appréciait mieux qu'un autre tout le mérite, c'est que la réputation si populaire du fabuliste importunait cet homme jaloux de toutes les gloires littéraires, parce qu'il se sentait les moyens de pouvoir les ambitionner toutes. La preuve de cette assertion se trouve dans un jugement peu connu, et en quelque sorte confidentiel, contenu dans une de ses lettres à Vauvenargues. Celui-ci avait cru entrer dans sa pensée, et le flatter peut-être, en disant que la Fontaine n'était poëte que par instinct. « Comme poëte, répond Voltaire, son instinct était divin, et si l'on s'est servi de ce mot à son sujet, il signifiait génie 1.

[ocr errors]

Nous n'aurons donc rien à dire sur les ouvrages de la Fontaine. Ceux auxquels il doit la plus pure portion de sa renommée sont si souvent relus, qu'il est inutile de s'en occuper; mais il n'en est pas de même des faits qui concernent sa personne, ou qui peignent son caractère. Malgré le soin que nous avons pris de les établir avec exactitude, ils sont plus ou moins altérés ou défigurés dans les notices qu'on a publiées sur cet homme célèbre; et il convient de les resserrer dans un petit nombre de pages, et de les exposer dans leur vrai jour.

LA FONTAINE naquit dans une famille bourgeoise, mais ancienne, de Château-Thierry. La maison qu'il occupait dans cette ville existe, telle qu'elle se trouvait de son temps; et c'est encore une des plus élégantes. En face est une colline où l'herbe croît, et la chèvre broute au milieu de quelques dé

Voltaire, Lettres inédites, t. LXIII, p. 80 des Œuvres, édition, de Renouard. Lettre à Vauvenargues, en date du 17 janvier 1745.

bris d'édifices épars. Là était aussi intact, il y a peu d'années, le magnifique château des ducs de Bouillon. Nos révolutions ont passé; elles ont laissé debout la maison du poëte, et ont fait disparaître le château.

Après des études assez négligées, faites dans sa province, la Fontaine entra au séminaire, chez les oratoriens. A cette époque de mœurs assez relâchées, peu de jeunes gens s'adonnaient à la dévotion, mais peu aussi étaient incrédules. Un sentiment qui semblait inné, résultat de l'éducation et des premières impressions reçues dans l'enfance, faisait considérer la religion comme un lien sacré, contre lequel on pouvait bien se débattre, mais qu'il fallait se garder de rompre. Faire son salut était considéré par tout le monde comme l'affaire sérieuse et principale de la vie; mais, par cette raison-là même, beaucoup différaient le moment de s'en occuper, et arrivaient ainsi au terme de leur existence.

On sait que les deux dernières années de la Fontaine se sont écoulées dans les exercices de la piété la plus exaltée; mais dans les faits que nous connaissons de sa jeunesse, rien ne nous donne lieu de croire qu'il ait pu alors avoir de telles pensées. Tout au rebours, nous savons qu'il aimait les plaisirs, et surtout les femmes, et que ses scrupules ne le gênaient pas pour arriver à la satisfaction de ses désirs.

Sa retraite au séminaire, où il resta un an et demi, est donc dans sa vie un fait singulier que ses biographes n'ont su comment expliquer cette explication se trouve dans les usages de cette époque. Cette retraite prouve que dès lors la Fontaine voulait s'adonner à la culture des lettres. Pour que le parti qu'il embrassait pût lui procurer un état, pour qu'il y pût faire sa fortune, il fallait, comme beaucoup de gens de lettres de ce temps, qu'il se fit tonsurer et qu'il devînt abbé, ce qui le rendait apte à posséder des bénéfices, sans que pour cela il fût obligé d'entrer dans les ordres, ou de faire le sacrifice de ses goûts mondains: mais pour devenir abbé il fallait savoir un peu de théologie, et cette étude ennuyait la Fontajne; il n'y pouvait réussir, c'est lui-même qui nous l'apprend.

Dans une lettre à sa femme, au sujet d'une Madeleine du Titien, grosse et grasse, dont il se reproche (et bien à juste titre) d'avoir parlé peu dévotement, il dit : « Aussi n'est-ce pas mon fait que de raisonner sur des matières spirituelles; j'y ai eu mauvaise grâce toute ma vie. »

La Fontaine quitta donc le séminaire; mais son frère, qu'il y avait attiré, y resta, devint un excellent prêtre, et par la suite lui céda tout son bien pour une modique rente viagère.

Dès que la Fontaine fut rentré dans le monde, il ne s'occupa plus que d'intrigues amoureuses, de littérature, de spectacle en vain son père voulut l'employer dans la poursuite d'un procès important qu'il avait alors, rien ne put vaincre son indolence, ses distractions, son vif penchant pour les plaisirs. Pourtant son caractère doux et docile, la bonté de son cœur, son humeur joviale, son imagination riante, son esprit fin, naïf, original, le faisaient chérir et rechercher. Son père, homme instruit, vit sans répugnance qu'il se passionnait pour la culture des lettres, et il encouragea les premiers essais de sa muse.

On a dit que la Fontaine n'avait pris du goût pour les vers qu'à l'âge de vingt-six ans, et que le secret de son génie lui fut tout à coup révélé par la lecture d'une ode de Malherbe. Rien n'est plus faux que cette assertion. Il est probable, d'après ce qui a été raconté à ce sujet par les premiers biographes de notre poëte, qu'en effet la lecture de cette ode de Malherbe, qu'il ne connaissait pas, fit naître son vif enthousiasme pour le même genre de composition, et que c'est à cela que nous devons deux ou trois pièces où l'on trouve quelques strophes qui ne sont pas indignes du modèle qu'il avait choisi; mais il est certain que, bien avant cette époque, il avait déjà composé de petits vers dans le genre de ceux de Marot et de Voiture. Le conte de Sœur Jeanne fut imprimé, sans nom d'au teur, dans un de ces recueils de poésies galantes qui pullulaient alors, et dont la publication est antérieure à l'époque assignée à la lecture de l'ode de Malherbe en présence de la Fontaine. Nous avons d'ailleurs, de ce que nous avançons ici, une preuve

certaine qui nous est fournie par la Fontaine lui-même. Il avait eu le malheur de prendre dans quelques actes notariés le titre d'écuyer, qui supposait un premier degré de noblesse. Des poursuites dirigées contre lui, en son absence, le firent condamner, par défaut, à une forte amende. Pour en obtenir la remise il écrivit au duc de Bouillon, son protecteur, une épître en vers, dans laquelle il dit :

Que me sert-il de vivre innocemment,
D'être sans faste et cultiver les muses?
Hélas! qu'un jour elles seront confuses
Quand on viendra leur dire en soupirant:

« Ce nourrisson que vous chérissez tant,

« Moins pour ses vers que pour ses mœurs faciles,

« Qui préférait à la pompe des villes

<< Vos antres cois, vos chants simples et doux,

« Qui dès l'enfance a vécu parmi vous,

<< Est succombé sous une injuste peine.

>>

Ainsi la Fontaine a aimé à faire des vers dès sa plus tendre jeunesse; et ce goût, il l'a conservé jusque dans la vieillesse la plus avancée. C'est en vers que, dans le printemps de sa vie, il adressait des épîtres et des déclarations d'amour à ses maîtresses; c'est en vers que, dans ses derniers jours, il demandait pardon à Dieu de sa vie passée.

Pour assurer son sort et réformer sa conduite, le père de la Fontaine lui transmit sa charge de maître des eaux et forêts, et lui fit épouser une très-jeune femme qui n'était ni sans agrément ni sans esprit, et choisie dans une des familles les plus honorables de la province.

L'incorrigible nature de notre poëte trompa encore, cette fois, les calculs de la tendresse paternelle. La charge dont la Fontaine était pourvu lui imposait des devoirs peu nombreux; il ne put s'y assujettir, et il la vendit: sa femme ne sut pas s'accommoder à son humeur, ou le contraignait dans ses goûts; il cessa de vivre avec elle.

Pour bien faire connaître la Fontaine, ses torts, sa conduite, son caractère, nous avons besoin de parler de sa femme.

« PreviousContinue »