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tout au contraire de la moralité, dont aucun ne se dispense. Que s'il m'est arrivé de le faire, ce n'a été que dans les endroits où elle n'a pu entrer avec grâce, et où il est aisé au lecteur de la suppléer. On ne considère en France que ce qui plaît: c'est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule. Je n'ai donc pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvais les mettre en usage sans leur faire tort. Du temps d'Ésope, la fable était contée simplement, la moralité séparée, et toujours ensuite. Phèdre est venu, qui ne s'est pas assujetti à cet ordre : il embellit la narration, et transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement. Quand il serait nécessaire de lui trouver place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n'est pas moins important: c'est Horace qui nous le donne. Cet auteur ne veut pas qu'un écrivain s'opiniâtre contre l'incapacité de son esprit, ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu'il prétend, un homme qui veut réussir n'en vient jusque-là; il abandonne les choses dont il voit bien qu'il ne saurait rien faire de bon.

Et quæ

Desperat tractata nitescere posse relinquit1.

C'est ce que j'ai fait à l'égard de quelques moralités du succès desquelles je n'ai pas bien espéré.

qui nous l'apprend. Lorsque cet auteur ingénieux fit paraître ses fables en 1709, c'est-à-dire plus de quarante ans après la publication de cette préface, il remarquait (page xij de l'édition in-4°) que le mot fabuliste était encore nouveau, et il n'osait s'en servir qu'en s'appuyant de l'autorité de notre poëte. En effet, on ne trouve ce mot ni dans les auteurs de notre ancien langage, ni dans le diction. naire de Nicot; et l'Académie française ne l'avait point admis encore dans la première édition de son dictionnaire, qui fut publiée après la mort de notre poëte.

1 HORAT., Ars poet., v. 150.

Il ne reste plus qu'à parler de la vie d'Ésope. Je ne vois presque personne qui ne tienne pour fabuleuse celle que Planude nous a laissée. On s'imagine que cet auteur a voulu donner à son héros un caractère et des aventures qui répondissent à ses fables. Cela m'a paru d'abord spécieux; mais j'ai trouvé à la fin peu de certitude en cette critique. Elle est en partie fondée sur ce qui se passe entre Xantus et Ésope: on y trouve trop de niaiseries. Eh! qui est le sage à qui de pareilles choses n'arrivent point? Toute la vie de Socrate n'a pas été sérieuse. Ce qui me confirme en mon sentiment, c'est que le caractère que Planude donne à Ésope est semblable à celui que Plutarque lui a donné dans son Banquet des sept Sages, c'est-à-dire d'un homme subtil, et qui ne laisse rien passer. On me dira que le Banquet des sept Sages est aussi une invention. Il est aisé de douter de tout: quant à moi, je ne vois pas bien pourquoi Plutarque aurait voulu imposer à la postérité dans ce traité-là, lui qui fait profession d'être véritable partout ailleurs, et de conserver à chacun son caractère. Quand cela serait, je ne saurais que mentir sur la foi d'autrui me croira-t-on moins que si je m'arrête à la mienne? Car ce que je puis est de composer un tissu de mes conjectures, lequel j'intitulerai : Vie d'Ésope. Quelque vraisemblable que je le rende, on ne s'y assurera pas; et, fable pour fable, le lecteur préférera toujours celle de Planude à la mienne1.

Il existait, lorsque la Fontaine publia son recueil, une excellente Vie d'Ésope: c'était celle de Meziriac; mais elle était peu connue, et Bayle eut de son temps de la peine à se la procurer. M. de Sallengre l'a réimprimée dans ses Mémoires de littérature, 1715, in-8°, t. I, p. 90. La vie d'Ésope, attribuée peut-être faussement à Planude, était au contraire devenue, en quelque sorte, populaire avant la Fontaine, et on en avait inséré des traductions au devant de tous les recueils de fa bles publiés soit en vers, soit en prose. Je la trouve en tête du recueil

LE PHRYGIEN.

Nous n'avons rien d'assuré touchant la naissance d'Homère et d'Ésope : peine même sait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable. C'est de quoi il y a lieu de s'étonner, vu que l'histoire ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que celles-là. Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mérite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu'aux moindres particularités de leur vie; et nous ignorons les plus importantes de celles d'Ésope et d'Homère, c'est-à-dire, des deux personnages qui ont le mieux mérité des siècles suivants. Car Homère n'est pas seulement le père des dieux, c'est aussi celui des bons poëtes. Quant à Ésope, il me semble qu'on le devait mettre au nombre des sages dont la Grèce s'est tant vantée, lui qui enseignait la véritable sagesse, et qui l'enseignait avec bien plus d'art que ceux qui en donnent des définitions et des règles. On a véritablement recueilli les vies de ces deux grands hommes; mais la plupart des savants les tiennent toutes deux fabuleuses, particulièrement celle que Planude a écrite. Pour moi, je n'ai pas voulu m'engager dans cette critique. Comme Planude vivait dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devait pas être encore éteinte, j'ai cru qu'il savait par tradition ce qu'il a laissé'. Dans cette croyance, je l'ai suivi sans retrancher de

des fables d'Ésope en prose, de Jean Baudoin, 1649, in-8°; et dans une traduction plus ancienne encore, imprimée à Troyes, intitulée les Fables d'Esope et la Vie d'Ésope Phrygien, traduites de nouveau en françois selon la vérité grecque, in-12, et enfin dans l'édition des fables de Corrozet, donnée par maître Antoine du Moulin, Rouen, 1378 ou 1587. Il est donc évident que notre poëte, en mettant cette Vie d'Ésope par Planude en tête de son recueil de fables, n'a fait que céder à un usage en quelque sorte consacré depuis longtemps. Au reste la Motte excuse la Fontaine d'une manière bien ingénieuse. « La Vie d'Esope, dit-il, passe pour fabuleuse; mais en tout cas c'est une bonne fable, et qui peint à merveille la position de tous les fabulistes à l'égard de leurs lecteurs. Nous sommes des esclaves qui voulons les instruire sans les fàcher; ils sont des maîtres intelligents qui nous savent gré de nos ménagements, et qui reçoivent volontiers la vérité, parce que nous leur laissons l'honneur de la deviner en partie. »

La science chronologique du bon la Fontaine est ici en défaut; car entre Esope et Planude il y a un intervalle de plus de dix-huit siècles

ce qu'il a dit d'Esope que ce qui m'a semblé trop puéril, ou qui s'écartait en quelque façon de la bienséance.

Ésope était Phrygien, d'un bourg appelé Amorium 2. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade3, quelque deux cents ans après la fondation de Rome. On ne saurait dire s'il eut sujet de remercier la nature, ou bien de se plaindre d'elle; car, en le douant d'un trèsbel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d'homme 4, jusqu'à lui refuser presque entièrement l'usage de la parole. Avec ces défauts, quand il n'aurait pas été de condition à être esclave, il ne pouvait manquer de le devenir. Au reste, son âme se maintint toujours libre, et indépendante de la fortune.

Le premier maître qu'il eut l'envoya aux champs labourer la terre, soit qu'il le jugeât incapable de toute autre chose, soit pour s'ôter de

Il y a eu dans l'antiquité plusieurs personnages qui ont porté le nom d'Esope. C'est sans motif probable que, d'après une ancienne inscription, quelques savants ont cru qu'Esope le fabuliste était statuaire. Voyez Lanzi, Saggio di lingua etrusca, tome I, p. 105.

2 Le scoliaste d'Aristophane (in Vesp.) fait naître Ésope à Mésembrie en Thrace; Suidas (au mot Atownos) dit que quelques-uns assuraient qu'il était de Samos; d'autres prétendaient qu'il était originaire de Sardes en Lydie l'opinion la plus commune cependant est qu'il était Phrygien; mais les uns, tels que Constantin Porphirogénète, placent le lieu de sa naissance à Amorium, tandis que d'autres le mettent à Cotiarium, qui est également une ville de Phrygie.

3 Il fallait dire qu'il florissait vers la cinquante-deuxième olympiade, ou vers l'an 572 avant Jésus-Christ; car on ignore l'époque de la naissance d'Esope, et cette époque ne pourrait s'accorder avec ce qui est dit de ses entretiens avec Crésus. Voyez Bayle, Dictionnaire, p. 1112. 4 Aucun auteur ancien avant Planude ne fait mention de cette difformité d'Esope. Le savant Visconti, dans son Iconologie grecque (t. I, p. 49, pl. XII), a cherché à appuyer cette tradition par des preuves qui ne paraissent pas décisives. La figure antique qu'il a publiée comme étant le portrait d'Esope, et qui se trouvait à Rome dans la villa Albani, représente, suivant nous, un monstre, ou jeu de nature, mais n'est point le portrait du fabuliste grec. On ne peut conclure qu'Esope fût difforme, de ce que Lucien donne à ce fabuliste, dans un de ces écrits, le rôle d'un plaisant, ou d'un bouffon d'Épicure. Cependant le sophiste Himerius (Orat. XIII, 5, p. 592, édit. de 1790), qui est plus ancien que Planude, affirme qu'Esope était laid; et Plutarque, dans le Banquet des sept Sages, nous assure qu'il était bègue. Dans ce dialogue, Solon lui dit : « Tu es habile à entendre les corbeaux et les geais, mais tu n'en<< tends pas bien ta propre voix. » Ce sont peut-être ces désavantages naturels, qu'on a encore exagérés, qui ont donné naissance aux traditions qui représentent Ésope bossu, difforme, et semblable à un Thersite. Bentley, Meziriac, la Croze, et Jablonski, ont aussi combattu les assertions de Planude à ce sujet.

devant les yeux un objet si désagréable. Or il arriva que ce maître 1 étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre à son sommelier, nommé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain. Le hasard voulut qu'Ésope eût affaire dans le logis. Aussitôt qu'il y fut entré, Agathopus se servit de l'occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses camarades: puis ils rejetèrent cette friponnerie sur Ésope, ne croyant pas qu'il se pût jamais justifier, tant il était bègue et paraissait idiot! Les châtiments dont les anciens usaient envers leurs esclaves étaient fort cruels, et celte faute très-punissable. Le pauvre Ésope se jeta aux pieds de son maître ; et, se faisant entendre du mieux qu'il put, il témoigna qu'il demandait pour toute grâce qu'on sursît de quelques moments sa punition. Cette grâce lui ayant été accordée, il alla quérir de l'eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s'ensuit, sans rendre autre chose que cette eau seule. Après s'être ainsi justifié, il fit signe qu'on obligeât les autres d'en faire autant. Chacun demeura surpris: on n'aurait pas cru qu'une telle invention pût partir d'Ésope. Agathopus et ses camarades ne parurent point étonnés. Ils burent de l'eau comme le Phrygien avait fait, et se mirent les doigts dans la bouche; mais il se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laissa pas d'agir, et de mettre en évidence les figues toutes crues et encore toutes vermeilles. Par ce moyen Ésope se garantit : ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur méchanceté. Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés ( aucuns disent que c'étaient des prêtres de Diane) le prièrent, au nom de Jupiter Hospitalier, qu'il leur enseignât le chemin qui conduisait à la ville. Ésope les obligea premièrement de se reposer à l'ombre; puis, leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu'après qu'il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense. A peine Ésope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s'endormir. Pendant son sommeil, il s'imagina que la Fortune était debout devant lui, qui lui déliait la langue,

Le scoliaste d'Aristophane (in Vesp.) donne pour premier maitre à Esope Xantus, philosophe lydien; ensuite Jadmon, citoyen de Samos, qui l'affranchit. Aphton prétend qu'il servit aussi à Athènes un nommé Démarque, surnommé Charasias, frère de la célèbre Sapho.

LA FONTAINE

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