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Pour moi le monde entier était plein de délices :

J'étais touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours;
Mes amis me cherchaient, et parfois mes amours.

La nouvelle de la disgrâce de Fouquet, et son arrestation, vinrent frapper la Fontaine comme d'un coup de foudre. En vain son ami de Maucroix l'invita à se rendre à ChâteauThierry, où sa présence était nécessaire pour l'arrangement de ses affaires; il suivit Jannart, condamné à l'exil comme ami de Fouquet, et comme son substitut dans sa charge de procureur général au parlement.

Quand le procès fait à Fouquet donna lieu de craindre qu'on ne lui fit porter sa tête sur l'échafaud, et qu'on sut que telle était l'intention de ses ennemis, un cri douloureux s'échappa de l'âme de notre poëte, et s'exhala dans cette belle élégie adressée aux nymphes de l ́aux, qui est restée comme le morceau le plus touchant et le plus parfait en ce genre, que nous ayons dans notre langue.

La Fontaine ne fit rien paraître que cette élégie, tant qu'on put redouter pour le surintendant une condamnation à mort. Cependant il avait composé pour lui, ou pour sa société, un assez grand nombre de pièces de vers qui depuis ont été imprimées, mais qui pour la plupart sont éloignées du genre auquel il était appelé par la nature.

Au retour de son voyage, la Fontaine trouva, en résidence dans ce château ducal si voisin de sa maison, la duchesse de Bouillon. C'était une petite brune, âgée de dix-huit ans, jolie, à nez retroussé, à pied mignon, vive, spirituelle, agaçante et coquette comme toutes ces nièces de Mazarin, filles de Mancini. Notre poëte sut lui plaire, et elle remplaça bientôt le vide que la chute du surintendant avait fait dans son existence. Quand la duchesse était à Château-Thierry, aucune des jouissances dont la Fontaine était avide ne lui manquait. Quand elle quittait ce séjour, et qu'il y restait, elle recommandait aux officiers de sa maison de faire en sorte qu'il ne s'ennuyât pas.

Les contes que la Fontaine avait écrits la charmaient; et

la Fontaine, pour son amusement, composa de nouveaux contes. Il en publia d'abord un recueil très-mince, puis après un second, et enfin un troisième; et ce fut ainsi, et uniquement par ses contes, qu'il commença à prendre place sur le Parnasse français; car son imitation de l'Eunuque de Térence n'avait produit aucune sensation. Tous ces recueils de contes parurent successivement avec privilége du roi. Les personnes les plus réglées dans leurs mœurs ne se faisaient alors aucun scrupule d'avouer le plaisir qu'elles goûtaient à la lecture de ces historiettes graveleuses, si spirituellement racontées.

Madame de Montespan, qui régnait alors sans partage sur le cœur de Louis XIV, et madame de Thianges sa sœur, attirèrent aussi chez elles l'auteur des contes, et il fut sensible à leurs bontés; mais il ne chercha point à se faire des protecteurs parmi les grands seigneurs et les courtisans du monarque, ni à s'introduire près de lui, comme avaient fait ses amis Racine et Boileau. Ses inclinations l'entraînaient de préférence dans la société des femmes. Là seulement il trouvait tout ce qui pouvait le satisfaire et le rendre heureux, les délices des sens, la volupté du cœur, les charmes de l'esprit, et parfois, chez quelques-unes, de profonds entretiens sur les plus hautes questions de la philosophie et des sciences.

La duchesse douairière d'Orléans, Marguerite de I orraine, avait su apprécier la Fontaine. Avant que la publication de son premier recueil de contes eût commencé sa réputation, elle l'avait attaché à sa personne, en le nommant son gertilhomme servant. Diverses pièces de vers, que l'on trouve dans ses œuvres, démontrent assez l'intimité qui existait entre Jui et les jeunes femmes de la petite cour du palais du Luxembourg1.

'C'est une singulière et grossière méprise des plus anciens biographes de la Fontaine, comme des plus modernes (qui, au reste, n'ont fait que les copier), d'avoir confondu la femme de l'oncle de Louis XIV avec la femme de son frère, Marguerite de Lorraine avec Henriette d'Angleterre. Depuis que nous avons signalé cette erreur, l'original des provisions de la charge de gentilhomme servant de Marguerite, duchesse

Mais, quelque répandu qu'il fût parmi les femines les plus aimables et les plus spirituelles de cette époque, la duchesse de Bouillon maintint longtemps encore l'ascendant qu'elle avait acquis sur lui. C'est à elle qu'il dédia son poëme d'Adonis, son roman de Psyché; et lorsque s'éleva parmi les médecins et les gens du monde de vives discussions sur les effets nuisibles ou utiles du quinquina, la duchesse de Bouillon, qui avait épousé avec chaleur la cause de ce spécifique dont l'emploi était nouveau, imagina, pour en assurer le succès, de faire préconiser ses vertus par la muse populaire de la Fontaine. Le poëte ne sut pas résister, mais son génie était habitué à lui commander et non à lui obéir; aussi l'abandonna-t-il presque entièrement dans cette entreprise, et il ne lui prêta quelque secours qu'à la fin de son poëme, pour raconter une fable, qu'on aurait dû joindre à celles de son recueil.

Ce recueil de fables, lorsque le poëme sur le quinquina fut composé, avait paru en entier, sauf le douzième et dernier livre, en deux fois, et à dix ans d'intervalle. Ces publications, jointes à celles des contes, avaient successivement accru la célébrité de leur auteur, et fait connaître à la France une langue poétique toute nouvelle, fusion heureuse du langage naïf et énergique du siècle de François Ier, et de la noble et brillante élégance du siècle de Louis XIV.

L'absence de la duchesse de Bouillon, nécessitée par ses aventures galantes et d'autres affaires d'une nature grave, et la mort de la duchesse d'Orléans, avaient privé à la fois la Fontaine de ses deux protectrices : ce qui était d'autant plus tâcheux pour lui, que son insouciance pour ses affaires avait considérablement réduit sa fortune, et que cependant il lui fallait pourvoir à l'éducation de son fils, alors âgé de qua

torze ans.

d'Orléans, conférée à Jean de la Fontaine, signées de Marguerite ellemême, nous a été remis avec les actes d'enregistrement au tribunal de Château-Thierry. Cela n'empêchera pas les faiseurs de notices de répé ter cette erreur.

Madame de la Sablière tira la Fontaine de cette position embarrassante. A sa prière, de Harlay, premier président au parlement de Paris, qui goûtait singulièrement les ouvrages de notre poëte, se chargea de son fils; et madame de la Sablière retira chez elle le fabuliste, qui y resta tant qu'elle vécut; et, tant qu'elle vécut, elle pourvut à tous ses besoins, sans qu'il eût la peine d'y songer. Les seigneurs les plus aimables et les plus spirituels de la cour, les étrangers illustres, les gens de lettres, les artistes, se réunissaient chez madame de la Sablière. Elle s'était rendue célèbre non-seulement en France, mais dans toute l'Europe, par ses progrès dans la philosophie et les sciences, par son esprit et les grâces de sa personne. Son mari, homme léger, aimable, faisait des vers agréables, était fort adonné aux plaisirs, très-inconstant dans ses goûts, et, comme presque tous ceux qui alors, avec de tels penchants, étaient possesseurs d'une grande fortune, il entretenait des maîtresses. Du reste, il ne se montrait nullement jaloux de sa femme, qui, de son côté, ne se croyait pas astreinte à lui garder une fidélité dont il semblait faire peu de cas. La liaison de madame de la Sablière avec le marquis de la Fare était publique; mais elle durait depuis si longtemps, qu'elle avait presque donné une réputation de vertu aux deux amants. Tout à coup les assiduités de la Fare auprès de madame de la Sablière devinrent plus rares, et l'on sut bientôt qu'ayant pris goût à la société licencieuse qui se rassemblait chez la Champmeslé, il y passait toutes ses soirées, et qu'il n'avait pu résister aux séductions de cette actrice, qui pourtant n'était pas belle.

Madame de la Sablière, sacrifiée au goût du jeu et de la débauche, blessée dans son orgueil et dans les sentiments les plus vifs et les plus chers de son cœur, sans bruit, sans éclat, se jeta aussitôt dans les bras de la religion, mais avec une résolution, une ferveur, un abandon, qui lui acquirent l'estime et excitèrent l'admiration de toute la partie sérieuse et sévère de la société de cette époque. Peu après, son mari mourut; et n'ayant plus rien qui la retînt dans le monde,

elle se retira aux Incurables, pour y soigner les malades et se consacrer entièrement aux bonnes œuvres.

Plus de société, plus de conversations, plus de plaisirs, plus d'épanchements de cœur, dans cet hôtel de madame de la Sablière, où la Fontaine restait isolé. Tout ce qui faisait le charme de sa vie avait disparu d'autour de lui, avec sa bienfaitrice.

Pendant qu'il se trouvait dans cette situation pénible, Colbert mourut : il était de l'Académie française. Les amis de la Fontaine (et on en comptait un grand nombre) voulurent lui faire obtenir la place que le ministre laissait vacante à l'Académie. La Fontaine, qui, dans l'isolement où il se trouvait, vit dans ce projet un moyen de se réunir fréquemment avec des hommes qu'il chérissait, de causer de vers et de littérature, adopta ce projet avec un empressement dont on ne l'aurait pas cru capable.

La réussite n'en était pas facile. Louis XIV était pour son concurrent, et ce concurrent était Boileau.

Les choses étaient bien changées pour la Fontaine depuis le temps de sa jeunesse. Louis XIV, marié en secret à la veuve de Scarron, n'avait plus de maîtresse. Molière n'était plus, les ballets et les fêtes splendides avaient cessé. Tous les courtisans de l'âge du roi s'étaient réformés, à son exemple. La cour était devenué sérieuse et dévote. Mais cependant une nouvelle génération, qui aussi en faisait partie, s'abandonnait sans contrainte à ce goût effréné pour les plaisirs, dont l'exemple du monarque avait fait une sorte de mode dans la nation. Ceux qui, d'un âge plus mûr ou d'un caractère plus sérieux, voulaient conserver leur indépendance, sans participer au scandale de cette jeunesse inconsidérée, encourageaient son indocilité, et applaudissaient à son audace.

La Fontaine était fort répandu dans cette classe de la société, qui avait aussi un parti dans l'Académie. Turenne chérissait notre poëte, le grand Condé le comblait de ses bontés; il était accueilli avec faveur par cette princesse de Conti, la plus belle des filles de Louis XIV, par son mari et

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