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Le voilà bien cette fois causeur abandonné et libre, faisant passer sa rêverie dans ses entretiens, se laissant glisser à la pente fleurie de son imagination; poète, philosophe, romancier, au cours d'une conversation sans contrainte; bâtissant des châteaux en Espagne et créant des mondes au gré d'une invention souriante; puis s'écartant pour rêver encore, et mieux, et goûter ces « sombres plaisirs d'un cœur mélancolique » qui sont un dernier ragoût de sa fantaisie.

C'est avec ces grâces simples, douces et finest encore, d'enfant bien doué qui se laisse ravir au charme de vivre, qu'il a séduit tout un siècle, ou, du moins, tout ce qui, dans le siècle dont il était, méritait d'être séduit. Les plus graves même, comme La Rochefoucauld et Fénelon, ont subi cet attrait. Un grand poète moderne qui, lui aussi, est digne d'aimer La Fontaine, et qui l'aime en effet, exagère un peu, comme il est permis aux poètes, mais vraiment dit presque juste, et, en tout cas, rend bien le caractère tout particulier de cette influence insensible, insinuante et toute-puissante de La Fontaine, quand il écrit:

La Fontaine offrait ses fables;

Et soudain autour de lui,
Les courtisans presque affables,

Les ducs au sinistre ennui,

Les hommes nés pour proscrire,
Les vils ministres rampants,
Gais, tournaient leur noir sourire
Vers ce charmeur de serpents (1).

COMMENT IL AIME LA NATURE, ET COMMENT IL LA PEINT.

Comme il aimait toutes choses, vous concevez que notre La Fontaine s'est trouvé chérir des objets qui n'étaient point très recherchés de son temps; car le propre de la foule est d'aimer par mode, et le propre d'un esprit aussi libre, et original avec bon sens, que La Fontaine est d'aimer ce qui attire et flatte ses douces et délicates passions, sans s'inquiéter du bel air des salons.

De son temps on ne se piquait point d'aimer les champs, les bois, les solitudes, en un mot ce que nous appelons la nature. Nous nous en piquons beaucoup trop, en sens contraire, et il n'est apprenti poète ou seulement beau causeur qui ne fasse des phrases sur le charme infini du moindre chemin creux ou ruisselet. Trop est trop, et il ne faut pas donner dans ce ridicule-là; mais au temps de La Fontaine c'était par trop d'indifférence ou

(1) Victor Hugo, Chansons des Rues et des Bois.

de mépris pour ces choses que l'on péchait. Les peintres donnaient quelques paysages, dont quelques-uns sont fort beaux: on vous apprendra les noms de Claude Lorrain et Le Poussin; madame de Sévigné, et surtout Fénelon ont écrit quelques pages très vives et très touchantes sur les beautés de la nature. Mais c'est tout; et remarquez que madame de Sévigné et Fénelon viennent après La Fontaine.

C'est bien lui qui a ramené les esprits de son temps de ce côté. S'il aimait tant ce roman de l'Astrée, dont je vous parlais tout à l'heure, c'est qu'il contient quelques paysages très frais et très agréables mêlés à beaucoup de fadaises. Vous savez où La Fontaine a passé sa jeunesse et quels sont les premiers tableaux rustiques qui ont frappé ses regards et ému son cœur.

A Paris, âgé de quarante ans, ce goût ne le quitte point, et peut-être ne fait que s'accroître par la privation. On voit par son roman de Psyché, par les cent petites pièces, vers et prose, adressées à Fouquet et à Maucroix, où sont décrites les différentes beautés soit du parc de Versailles, soit du château de Vaux, combien les sites pittoresques parlent fortement à son imagination et à toute son âme.

On remarque, à la vérité, que ce sont surtout des jardins qu'il aime et qu'il décrit; mais il

faut s'entendre sur les mots. Un jardin de cette époque-là n'est point un jardin comme ceux de notre temps. Ce n'est point un espace plat de cinq mètres carrés, planté de buis et décoré d'une boule de verre. La Fontaine n'a jamais chanté ce genre de magnificences. Voici ce qu'il appelle et ce qu'on appelait alors un jardin :

« Le jardin de madame C. mérite aussi d'avoir place dans cette histoire; il a beaucoup d'endroits fort champêtres, et c'est ce que j'aime sur toutes choses. Ou vous l'avez vu, ou vous ne l'avez pas vu; si vous l'avez vu, souvenez-vous de ces deux terrasses que le parterre a en face et à la main gauche, et des rangs de chênes et de châtaigniers qui les bordent :je me trompe bien si cela n'est beau.

« Souvenez-vous aussi de ce bois qui paraît en l'enfoncement, avec la noirceur d'une forêt âgée de dix siècles: les arbres n'en sont pas si vieux, à la véritė; mais toujours peuvent-ils passer pour les plus anciens du village, etje ne crois pas qu'il y en ait de plus vénérables sur la terre. Les deux allées qui sont à droite et à gauche me plaisent encore; elles ont cela de particulier que ce qui les borne est ce qui les fait paraître plus belles. Celle de la droite a tout à fait la mine d'un jeu de paume; elle est à présent bornée d'un amphithéâtre de gazon et a le fond relevé de huit ou dix marches.

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Voilà les jardins comme les aime La Fontaine, des jardins qui ont deux allées de chênes et de châtaigniers, et une forêt centenaire au fond. Le même

(1) Voyage en Limousin. Lettre I.

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