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voyez, notre La Fontaine. C'est lui qui, venant encore à Paris pour solliciter les juges à propos d'un procès, s'arrête à une lieue de Paris chez un ami, s'y trouve bien parce que cet ami aimait la littérature, et « parle de vers toute la nuit. » Il arriva trop tard; ne put voir aucun juge. On lui en fit reproche. Il répondit qu'il n'était point fâché de n'avoir trouvé personne; qu'aussi bien, il n'aimait pas à parler affaires. Que voulez-vous? Pourquoi lui avait-on parlé de vers?

Et pourquoi aussi y a-t-il des auteurs si attachants qu'on en oublie de manger, et où l'on loge? Est-ce sa faute? Il se trouve à Cléry-sur-Loire et va visiter l'église où l'on voit le tombeau de Louis XI. Cela le met en goût de réflexions sur l'histoire, et justement, comme il a toujours des livres dans ses poches, il trouve sur lui un petit Tite-Live (1). Il se met à lire, rentre en ville, pénètre dans un hôtel qui n'est pas celui où il est descendu, va se promener dans le jardin, toujours son livre aux mains. « Il s'en fallut peu, dit-il luimême, que je me commandasse à dîner... Je m'attachai tellement à ma lecture qu'il se passa plus d'une heure... Un valet m'avertit de ma méprise. >> Tout cela c'est la faute de Tite-Live.

Ce sont ces distractions qu'un de ses contempo

(1) Grand historien latin.

rains appelait des distractions philosophiques. Quand ce n'est pas Rabelais ou Tite-Live qui lui font oublier l'heure du dîner, ce sont ses chères bêtes qui, elles aussi, ont tant d'esprit. Il était un jour à Antony avec ses amis. On se met à table, à l'heure convenue. Où est La Fontaine? On appelle, on sonne. Point de La Fontaine. On dîne. Après le dîner, il arrive. « D'où venez-vous ? » ll expliqua gravement qu'il avait été à l'enterrement d'une fourmi, qu'il avait suivi le convoi dans le jardin, qu'il avait reconduit la famille jusqu'à la maison, et fit là-dessus toute une description du gouvernement de ces petites bêtes, oubliant de dîner à en parler, comme il l'avait oublié à les regarder.

Ce qui souvent le met en retard, quelquefois le fait partir plus tôt qu'il ne faut. Il était à dîner un jour dans une maison où on l'avait invité. La conversation l'ennuyait, l'empêchait de rêver à l'Astrée, à Tite-Live ou aux fourmis. Il se lève : << Je vous quitte : il faut que j'aille à l'Académie. » <<< Oh! bien ! << Mais il n'est pas l'heure! » je prendrai par le plus long. » Naïveté qui ressemble terriblement à une malice.

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Du reste, il est très vrai qu'il prenait le plus long pour aller à l'Académie, car il y arrivait en retard. Paraissant un jour après l'heure où la liste des membres présents était close, perdant ainsi le bénéfice du jeton de présence, il s'installe cependant

sans rien dire. Ses collègues, qui l'aimaient, voulurent qu'il fût compté comme présent, quoique en retard; car le jeton représentait une certaine somme, et La Fontaine n'était pas riche: « Non, Messieurs, dit-il avec insistance, ce ne serait pas juste. Je suis venu trop tard; c'est ma faute. >> Ce qui fut d'autant mieux remarqué, à l'honneur de La Fontaine, qu'un moment auparavant, un académicien fort riche, et qui, logé au Louvre, n'avait que la peine de descendre de son appartement pour venir à l'Académie (1), en avait entr'ouvert la porte, et ayant vu qu'il arrivait trop tard pour être payé, était remonté chez lui.

Il ne faut pas, de ce penchant à la distraction. et à la rêverie, conclure que La Fontaine était ennuyeux et incommode dans le monde. Quelques-uns, de ses contemporains même, l'ont cru. Il ne laissait pas d'être morose dans la compagnie des gens qui lui déplaisaient. Ceux qui l'ont trouvé tel, sont simplement des gens qui l'ont ennuyé, et ils s'accusent en l'accusant. Mais, dans une société de personnes aimables et qui savaient le mettre à l'aise, il était charmant.

Voulez-vous le voir sous ces deux aspects ? Ils ne sont pas moins importants l'un que l'autre à qui veut bien connaître l'homme tout entier. Le voici

(1) L'Académie se trouvait alors au Louvre.

avec des gens qu'il n'aime point, qui lui ont trop montré le dessein où ils étaient de l'avoir avec eux pour qu'il les amusât: « Nous étions quelques amis curieux d'entendre causer un si bel espril. Le poète ne souffla mot pendant tout le repas, et, après avoir mangé, s'endormit. On s'approcha de lui: on voulut le mettre en humeur, et l'obliger à laisser voir son esprit; mais son esprit ne parut point. Il était allé je ne sais où, ou peutêtre alors animait-il une grenouille dans un marais, une cigale dans les prés, ou un renard dans sa tanière... On le jeta dans un carrosse, et nous lui dîmes adieu pour toujours. Jamais gens ne furent plus surpris que nous. »

Peut-être fallait-il s'attendre que La Fontaine trouvât désobligeant qu'on voulût l'obliger à montrer de l'esprit; peut-être fallait-il en montrer un peu pour le mettre en goût d'en avoir.

Et, en effet, voici un autre de ses contemporains qui nous dit : « Il était semblable à ces vases simples et sans ornements qui renferment au dedans des trésors infinis. Il se négligeait, était toujours habillé très simplement, avait dans le visage un air grossier; mais cependant, dès qu'on le regardait un peu attentivement, on trouvait de l'esprit dans ses yeux; et une certaine vivacité, que l'âge même n'avait pu éteindre, faisait voir qu'il n'était rien moins que ce qu'il paraissait. Dès

que la conversation commençait à l'intéresser et qu'il prenait parti dans la dispute, ce n'était plus cet homme rêveur: c'était un homme qui parlait beaucoup et bien... Il était encore très aimable parmi les plaisirs de la table; il les augmentait par son enjouement et ses bons mots; et il a toujours passé, avec raison, pour un très charmant convive. >>

De là vient qu'il a été si recherché par les plus aimables personnages de son siècle, et les plus illustres. Il fallait avoir de l'agrément avec lui pour qu'il en eût. Ceux qui ont eu ce beau secret pour l'obliger à être spirituel ont été ravis de lui. Nous le trouvons peint, d'après nature, dans la lettre suivante d'un homme, aimable et gracieux lui-même, qui l'a connu intimement, l'abbé Vergier. Celui-ci, apprenant que La Fontaine allait passer six semaines à la campagne, chez Madame d'Hervart, écrivait à cette dame:

Je voudrais bien le voir aussi

Dans ces charmants détours que votre parc enserre,
Parler de paix, parler de guerre...

Changer en cent façons l'ordre de l'univers ;
Sans douter, proposer mille doutes divers:
Puis tout seul s'écarter, comme il fait d'ordinaire,
Non pour rêver à vous qui rêvez tant à lui,

Non pour rêver à quelque affaire,

Mais pour varier son ennui.

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