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çais, et même d'être un grand Français. On peut l'être en défendant son pays par les armes ; on peut l'être en l'agrandissant par les découvertes de la science ou les inventions de l'industrie; on peut l'être en inspirant à ses concitoyens de grands et bons sentiments, comme Malherbe comme Corneille, comme Victor Hugo; on peut l'être enfin, sans même avoir de très grandes idées, ni de très sublimes sentiments, savez-vous comment? En aimant les petits, les faibles, les pauvres, ceux qui portent le poids de la vie, et qui ont leur lot de peines plus grand que les autres; en les aimant, seulement; car les petits sont comme les enfants : ils ont besoin qu'on les fortifie, qu'on les élève, qu'on les console, qu'on les protège; mais avant tout, et plus que tout, ils ont besoin qu'on les aime.

C'est pour cela qu'ils témoignent leur reconnaissance plus vivement encore à ceux qui savent les aimer, qu'à ceux qui savent les rendre forts et habiles. Ils ont tort en cela, mais non pas tout à fait; car ils sentent que l'affection dont on est l'objet est une force aussi, à la condition qu'on en soit digne, et qu'on y réponde: on prend ainsi l'habitude de compatir, la force d'aimer, et il n'y a pas de plus grande puissance, de plus grand appui ni de plus grande adresse pour les petits que de s'aimer les uns les autres.

POURQUOI IL EST UN GRAND ÉCRIVAIN POPULAIRE. 13

Eh bien! le grand homme, dont nous nous entretenons aujourd'hui, est admirable par bien des talents et des aptitudes excellentes dont on vous parlera plus tard; mais il est grand et vaut qu'on l'aime parce qu'il a aimè les petits, à une époque où on ne s'en occupait pas beaucoup.

Il ne faut pas faire grand cas de ceux qui vont criant avec de grands éclats: « J'aime le peuple; je suis dévoué au peuple; je donnerais tout mon sang pour le peuple! » C'est le travers d'aujourd'hui, et il faut savoir s'en méfier. Mais aussi, l'époque où La Fontaine existait, on avait trop le défaut contraire. On y faisait de très grandes choses, on y servait et on y aimait le pays tout autant que de nos jours; mais les petits, dont on usait pour accomplir les grandes choses dont je parle, on n'y songeait guère. On n'en parlait point dans les conversations des gens instruits; on ne faisait pas pour eux assez d'écoles, ni assez d'hôpitaux, ni assez d'asiles; on ne faisait pas de livres pour eux, ni sur eux.

Un seul écrivain, un seul, a parlé d'eux avec vérité, avec un sentiment de justice et de compassion douce, avec affection; et cet écrivain c'est La Fontaine. Il a aimé beaucoup de choses, et il dit lui-même qu'il aimait à peu près tout, qu'il était « polyphile », c'est-à-dire ami de tout ce que la nature a fait de beau; mais ce qu'il a aimé cer

tainement le plus, après son art, ce sont les faibles et les opprimés. Il s'est plu à les peindre, ce que personne ne faisait autour de lui; il les a plaints, il les a instruits, il les a consolés.

Voilà pourquoi nous nous arrêtons un moment dans la compagnie de cet homme charmant et bon, très malicieux et plein d'esprit, mais dont les malices mêmes sont douces et souriantes; qui ne savait pas haïr; qui a connu admirablement les hommes, sans, pour cela, leur en vouloir, et qui dans toute cette grande nature qui nous entoure, qu'il admirait et qu'il chérissait tout entière, a aimé particulièrement les plus humbles, les plus dépourvus, les plus méprisés.

JEUNESSE DE LA FONTAINE

La Fontaine était né en 1621, en Champagne, à Château-Thierry. Ses parents étaient de petits bourgeois. Son père était maître particulier des eaux et forêts. Il fut élevé dans sa petite ville, presque à la campagne, courant souvent les prés et les bois, prenant le goût des choses des champs, des beaux ombrages, des eaux vives, des scènes rustiques, qu'il aima tant à peindre plus tard ; voyant monter péniblement par le chemin << sablon

«

neux et malaisé » le « pauvre bûcheron tout couvert de ramée; » guettant l'alouette « à l'essor », « dans les blés quand ils sont en herbe: >> surprenant le lièvre qui songe en son gîte; ravi du silence et de la paix qui règne sur les étangs et << leurs grottes profondes; » suivant les bords des ruisseaux «< quand l'onde est transparente ainsi qu'aux plus beaux jours, » ou quand d'aventure un léger vent « fait rider la face de l'eau; » contemplant, << à l'heure de l'afflût, » les lapins << l'œil éveillé, « l'oreille au guet, »« faisant leur cour à l'aurore, parmi le thym et la rosée. »

Ces choses l'enchantaient. Longtemps plus tard, c'est pour les peindre qu'il trouve ses plus beaux vers. C'est en y songeant qu'il s'écrie:

L'innocente beauté des jardins et du jour
Allait faire à jamais le charme de ma vie.

Il serait resté en effet dans ces lieux si chers. Mais le soin d'achever ses études le conduisit à Reims. Là il connut des jeunes gens instruits, amoureux des beaux livres et des beaux vers, qui le mirent en goût de lire les grands écrivains de l'antiquité. Il les lut avec un plaisir infini, et, de ce moment, il sentit que lui aussi était un poète, c'est-à-dire un homme capable de rendre en vers harmonieux, frappants et touchants ce qu'il y a de

beau et de tendre dans ce que tous les hommes admirent.

Dès lors il ne vécut plus que pour la poésie, et sa passion était si forte qu'elle lui fit commettre des fautes graves, qu'il ne faut pas cacher, dont on doit le blâmer, mais qu'on ne peut pas s'empêcher, tant il a eu un beau génie, d'oublier et de pardonner. On voulut lui faire adopter un état, il l'abandonna; on voulut le marier, il se laissa faire; mais il quitta bientôt sa femme, sans cesser, du reste, d'avoir pour elle beaucoup d'estime et même

d'amitié.

Il vint à Paris, sans grandes recommandations, et comme au hasard. Il fut admirablement accueilli. Sa conversation était charmante avec les gens qu'il aimait, et il aimait les gens d'esprit et les gens du monde. Fouquet, qui était comme le ministre des finances de ce temps-là, le pensionna, à la charge d'une ballade par mois à rimer; les nièces de Mazarin, et particulièrement la duchesse de Bouillon, lui firent fête. Le beau monde s'engoua de lui. Non qu'il fût alors un grand poète. Son génie ne se déclara que vers la quarantaine, à l'époque de la disgrâce de Fouquet; mais il était délicieusement aimable dans un petit cercle de gens bien nés et qui savaient le mettre à l'aise. Il était enjoué avec un air de naïveté, et spirituel surtout pour louer agréablement. Personne n'a su

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