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vanter. On a déjà remarqué que Paris contient environ sept cent mille hommes, qu'on ne peut vivre avec tous, et qu'on choisit trois ou quatre amis. Ainsi il ne faut pas plus se plaindre de la multitude des livres, que de celle des citoyens.

Un homme qui veut s'instruire un peu de son être, et qui n'a pas de temps à perdre, est bien embarrassé. It voudrait lire à la fois Hobbes, Spinosa, Bayle qui a écrit contre eux, Leibnitz qui a disputé contre Bayle, Clarke qui a disputé contre Leibnitz, Mallebranche qui diffère d'eux tous, Locke qui passe pour avoir confondu Mallebranche, Stillingfleet qui croit avoir vaincu Locke, Cudworth qui pense être au-dessus d'eux, parce qu'il n'est entendu de personne. On mourrait de vieillesse avant d'avoir feuilleté la centième partie des romans métaphysiques.

On est bien aise d'avoir les plus anciens livres, comme on recherche les plus anciennes médailles. C'est là ce qui fait l'honneur d'une bibliothèque. Les plus anciens livres du monde sont les cinq Kings des Chinois; le Shastabah des brames, dont M. Holwell nous a fait connaître des passages admirables; ce qui peut rester de l'ancien Zoroastre; les fragments de Sanchoniatĥon qu'Eusèbe nous a conservés, et qui portent les caractères de l'antiquité la plus reculée. Je ne parle pas du Pentateuque, qui est au-dessus de tout ce qu'on en pourrait dire.

Nous avons encore la prière du véritable Orphée, que T'hierophante récitait dans les anciens mystères des Grecs. « Marchez dans la voie de la justice, adorez le seul maî>tre de l'univers. Il est un; il est seul par lui-même. >> Tous les êtres lui doivent leur existence; il agit dans >> eux et par eux. Il voit tout, et jamais n'a été vu des >> yeux mortels. » Nous en avons parlé ailleurs.

Saint Clément d'Alexandrie, le plus savant des Pères de l'Église, ou plutôt le seul savant dans l'antiquité pro. fane, lui donne presque toujours le nom d'Orphée de

Thrace, d'Orphée le Théologien, pour le distinguer de ceux qui ont écrit depuis sous son nom. Il cite de luí ces vers qui ont tant de rapport à la formule des mystères (1):

.

Lui seul il est parfait; tout est sous son pouvoir.

Il voit tout l'univers, et nul ne peut le voir.

Nous n'avons plus rien ni de Musée, ni de Linus. Quelques petits passages de ces prédécesseurs d'Homère orneraient bien une bibliothèque.

Auguste avait formé la bibliothèque nommée Palatine. La statue d'Apollon y présidait. L'empereur l'orna des bustes des meilleurs auteurs. On voyait vingt-neuf grandes bibliothèques publiques à Rome. Il y a maintenant plus de quatre mille bibliothèques considérables en Europe. Choisissez ce qui vous convient, et tâchez dene vous pas ennuyer (2).

BIEN, SOUVERAIN BIEN, CHIMÈRE.

SECTION PREMIÈRE.

Le bonheur est une idée abstraite, composée de quelques sensations de plaisir. Platon, qui écrivait mieux qu'il ne raisonnait, imagina son Monde archetype, c'està-dire, son monde original, ses idées générales du beau, du bien, de l'ordre, du juste, comme s'il y avait des êtres éternels appelés ordre, bien, beau, juste, dont dérivassent les faibles copies de ce qui nous paraît ici-bas juste, beau et bon.

C'est donc d'après lui que les philosophes ont recherché le souverain bien, comme les chimistes cherchent la pierre philosophale: mais le souverain bien n'existe pas plus que le souverain carré ou le souverain cramoisi; il y a des couleurs cramoisies, il y a des carrés: mais il n'y a point d'être général qui s'appelle ainsi. Cette (1) Strom. Liv. V. (2) Voyez LIVRES.

chimérique manière de raisonner a gâté long-temps la philosophie..

Les animaux ressentent du plaisir à faire toutes les fonctions auxquelles ils sont destinés. Le bonheur qu'on imagine serait une suite non interrompue de plaisirs: une telle série est incompatible avec nos organes et avec notre destination. Il y a un grand plaisir à manger et à boire, un plus grand plaisir est dans l'union des deux sexes: mais il est clair que si l'homme mangeait toujours, ou était toujours dans l'extase de la jouissance, ses organes n'y pourraient suffire: il est encore évident qu'il ne pourrait remplir les destinations de la vie, et que le genre humain en ce cas périrait par le plaisir.

Passer continuellement, sans interruption, d'un plaisir à un autre, est encore une autre chimère. Il-faut que la femme qui a conçu accouche, ce qui est une peine ; il faut que l'homme fende le bois et taille la pierre, ce qui n'est pas un plaisir.

Si on donne le nom de bonheur à quelques plaisirs répandus dans cette vie, il y a du bonheur en effet. Si on › ne donne ce nom qu'à un plaisir toujours permanent, ou à une file continue et variée de sensations délicieuses, le bonheur n'est pas fait pour ce globe terraqué: cherchez ailleurs.

Si on appelle bonheur une situation de l'homme, comme des richesses, de la puissance, de la réputation, etc., on ne se trompe pas moins. Il y a tel charbonnier plus heureux que tel souverain. Qu'on demande à Cromwell s'il a été plus content quand il était protecteur, que quand il allait au cabaret dans sa jeunesse; il répondra probablement que le temps de sa tyrannie n'a pas été le plus rempli de plaisirs. Combien de laides bourgeoises sont plus satisfaites qu'Hélène et que Cléopâtre!

Mais il y a une petite observation à faire ici; c'est que quand nous disons, il est probable qu'un tel homme est

plus heureux qu'un tel autre, qu'un jeune muletier a -de grands avantages sur Charles-Quint, qu'une marchande de modes est plus satisfaite qu'une princesse, nous devons nous en tenir à ce probable. Il y a grande apparence qu'un muletier se portant bien a plus de plaisir que Charles-Quint mangé de goutte; mais il se peut bien faire aussi que Charles-Quint, avec des béquilles, repasse dans sa tête avec tant de plaisir qu'il a tenu un roi de France et un pape prisonniers, que son sort vaille encore mieux à toute force que celui d'un jeune muletier vigoureux.

il n'appartient certainement qu'à Dieu, à un être qui verrait dans tous les cœurs, de décider quel est l'homme le plus heureux. Il n'y a qu'un seul cas où un homme puisse affirmer que son état actuel est pire ou meilleur celui de son voisin: ce cas est celui de la rivalité, et le moment de la victoire.

que

Je suppose qu'Archimède a un rendez-vous la nuit avec sa maîtresse. Nomentanus a le même rendez-vous à la même heure. Archimède se présente à la porte; on la lui ferme au nez, et on l'ouvre à son rival, qui fait un excellent souper, pendant lequel il ne manque pas de se moquer d'Archimède, et jouit ensuite de sa maîtresse, tandis que l'autre reste dans la rue exposé ati froid, à la pluie et à la grêle. Il est certain que Nomentanus est en droit de dire: Je suis plus heureux cette nuit qu'Archimède, j'ai plus de plaisir que lui; mais il faut qu'il ajoute: supposé qu'Archimede ne soit occupé que du chagrin de ne point faire un bon souper, d'être méprisé et trompé par une belle femme, d'être supplanté par son rival, et du mal que lui font la pluie, la grêle et le froid. Car si le philosophe de la rue fait réflexion que ni une catin, ni la pluie, ne doivent troubler son âme; s'il s'occupe d'un beau problème, et s'il découvre la proportion du cylindre et de la sphère, il peut éprouver un plaisir cent fois au-dessus de celui de Nomentanus.

Il n'y a donc que le seul cas du plaisir actuel et de la douleur actuelle où l'on puisse comparer le sort de deux hommes, en fesant abstraction de tout le reste. Il est indubitable que celui qui jouit de sa maitresse, est plus heureux dans ce moment que son rival méprisé qui gémit. Un homme sain qui mange une bonne perdrix, a sans doute un moment préférable à celui d'un homme tourmenté de la colique; mais on ne peut aller au-delà avec sûreté; on ne peut évaluer l'être d'un homme avec celui d'un autre; on n'a point de balance pour peser les désirs et les sensations.

Nous avons commencé cet article par Platon et son souverain bien; nous le finirons par Solon, et par ce grand mot qui a fait tant de fortune: « Il ne faut appeler per» sonne heureux avant sa mort. » Cet axiome n'est au fond qu'une puérilité, comme tant d'apophthegmes consacrés dans l'antiquité. Le moment de la mort n'a rien de commun avec le sort qu'on a éprouvé dans la vie; on peut périr d'une mort violente et infàme, et avoir goûté jusque-là tous les plaisirs dont la nature humaine est susceptible. Il est très possible et très ordinaire qu'un homme heureux cesse de l'être: qui en doute? mais il n'a pas moins eu ses moments heureux.

Que veut donc dire le mot de Solon? qu'il n'est pas sûr qu'un homme qui a du plaisir aujourd'hui en ait demain: en ce cas, c'est une vérité si incontestable et si triviale, qu'elle ne valait pas la peine d'être dite.

SECTION II.

LE bien-être est rare. Le souverain bien en ce monde ne pourrait-il pas être regardé comme souverainement chimérique? Les philosophes grecs discutèrent longuement à leur ordinaire cette question. Ne vous imaginez-vous pas, mon cher lecteur, voir des mendiants qui raisonnent sur la pierre philosophale?

Le souverain bien! quel mot! autant aurait-il valu

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