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Court, le traducteur des Commentaires de César, dans son épître dédicatoire au grand Condé, lui dit ces propres mots : « Ne vous semble-t-il pas, monseigneur, que vous » lisez la vie d'un philosophe chrétien? » Quel philosophe chrétien que César! je m'étonne qu'on n'en ait pas fait un saint. Les feseurs d'épîtres dédicatoires disent de belles choses, et fort à propos.

CHAINE DES ÊTRES CRÉÉS.

CETTE gradation d'êtres qui s'élèvent depuis le plus le ger atome jusqu'à l'Être suprême; cette échelle de l'in fini frappe d'admiration. Mais quand on la regarde attentivement, ce grand fantôme s'évanouit, comme autrefois toutes les apparitions s'enfuyaient le matin au chant du coq.

maux,

L'imagination se complaît d'abord à voir le passage imperceptible de la matière brute à la matière organisée, des plantes aux zoophytes, de ces zoophytes aux anide ceux-ci à l'homme, de l'homme aux génies, de ces génies revêtus d'un petit corps aérien à des substances immatérielles; et enfin mille ordres différents de ces substances, qui de beautés en perfections s'élèvent jusqu'à Dieu même. Cette hiérarchie plait beaucoup aux jeunes gens, qui croient voir le pape et ses cardinaux suivis des archevêques, des évêques, après quoi viennent les curés, les vicaires, les simples prêtres, les diacres, les sous-diacres; puis paraissent les moines, et la marche est fermée par les capucins.

Mais il y a peut-être un peu plus de distance entre Dieu et ses plus parfaites créatures, qu'entre le SaintPère et le doyen du sacré collége: ce doyen peut devenir pape; mais le plus parfait des génies créés par l'Etre su. prême peut-il devenir Dieu ?n'y a-t-il pas l'infini entre Dieu et lui?

Cette chaîne, cette gradation prétendue n'existe pas plus dans les végétaux et dans les animaux; la preuve

en est qu'il y a des espèces de plantes et d'animaux qui sont détruites. Nous n'avons plus de murex. Il était défendu aux Juifs de manger du griffon et de l'ixion; ces deux espèces ont probablement disparu de ce monde, quoi qu'en dise Bochart. Où donc est la chaine?

Quand mênie nous n'aurions pas perdu quelques espèces, il est visible qu'on en peut détruire. Les lions, les rhinocéros commencent à devenir fort rares. Si le reste du monde avait imité les Anglais, il n'y aurait plus de loups sur la terre.

Il est probable qu'il y a eu des races d'hommes qu'on ne retrouve plus. Mais je veux qu'elles aient toutes sub. sisté, ainsi que les blancs, les nègres, les Cafres, à qui la nature a donné un tablier de leur peau, pendant du ventre à la moitié des cuisses; et les Samoïèdes dont les femmes out un mamelon d'un bel ébène, etc.

N'y a-t-il pas visiblement un vide entre le singe et l'homme? n'est-il pas aisé d'imaginer un animal à deuz pieds, sans plumes, qui serait intelligent sans avoir ni l'usage de la parole, ni notre figure; que nous pourrions apprivoiser, qui répondrait à nos signes, et qui nous servirait? et entre cette nouvelle espèce et celle de l'homine, n'en pourrait-on pas imaginer d'autres ?

Par-delà l'homme, vous logez dans le ciel, divin Platon, une file de substances célestes; nous croyons nous autres à quelques-unes de ces substances, parce que la foi nous l'enseigne. Mais vous, quelle raison avez-vous d'y croire? vous n'avez point parlé apparemment au gé nie de Socrate; et le bon-homme Hérès, qui ressuscita exprès pour vous apprendre les secrets de l'autre monde, ne vous a rien appris de ces substances.

La prétendue chaîne n'est pas moins interrompue dans l'univers sensible.

Quelle gra lation, je vous prie, entre vos planètes? la lune est quarante fois plus petite que notre globe. Quand Yous avez voyagé de la lune dans le vide, vous trouvez

Vénus; elle est environ aussi grossc que la terre. De là vous allez chercher Mercure; il tourne dans une ellipse qui est fort différente du cercle que parcourt Vénus: il est vingt-sept fois plus petit que nous, le soleil un million de fois plus gros, Mars cinq fois plus petit ; celui-là fait son tour en deux ans. Jupiter son voisin en douze, Saturne en trente; et encere Saturne, le plus éloigné de tous, n'est pas si gros que Jupiter. Où est la gradation prétendue ?

Et puis, comment voulez-vous que dans de grands espaces vides il y ait une chaîne qui lie tout? s'il y en a c'est certainement celle Newton a découverte, c'est elle qui fait graviter tous les globes du monde pla nétaire les uns vers les autres dans ce vide immense.

une,

que

O Platon tant admiré! j'ai peur que vous ne nous ayez couté que des fables, et que vous n'ayez jamais parlé qu'en sophiste. O Platon! vous avez fait bien plus de mal que vous ne croyez. Comment cela? me demandera-t-on : je ne le dirai pas.

CHAINE OU GÉNÉRATION DES ÉVÈNEMENTS.

Le présent accouche, dit-on, de l'avenir. Les évène`ments sont enchaînés les uns aux autres par une fatalité invincible; c'est le Destin qui, dans Homère, est supérieur à Jupiter même. Ce maître des dieux et des hommes déclare net qu'il ne peut empêcher Sarpédon, son fils, de mourir dans le temps marqué. Sarpédon était né dans le moment qu'il fallait qu'il naquît, et ne pouvait pas naître dans un autre; il ne pouvait mourir ailleurs que devant Troie; il ne pouvait être enterré ailleurs qu'en Lycie; son corps devait dans le temps marqué produire des légumes qui devaient se changer dans la substance de quelques Lyciens; ses héritiers devaient établir un nouvel ordre dans ses états; ce nouvel ordre devait influer sur les royaumes voisins ; il en résultait un nouvel arrangement de guerre et de pais, avec les

voisins des voisins de la Lycie: ainsi de proche en prø che la destinée de toute la terre a dépendu de la mort de Sarpédon, laquelle dépendait de l'enlèvement d'Hélene; et cet évènement était nécessairement lié au mariage d'Hécube, qui, en remontant à d'autres évènements, était lié à l'origine des choses.

Si un seul de ces faits avait été arrangé différemment, il en aurait résulté un autre univers; or il n'était pas possible que l'univers actuel n'existât pas; donc il n'était pas possible à Jupiter de sauver la vie à son fils, tout Jupiter qu'il était.

Ce système de la nécessité et de la fatalité a été inventé de nos jours par Leibnitz, à ce qu'on dit, sous le nom de raison suffisante; il est pourtant fort ancien: ce n'est d'aujourd'hui qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que souvent la plus petite cause produit les plus grands eflets.

pas

Milord Bolingbroke avoue que les petites querelles de madame Marlborough et de madame Masham lui firent naître l'occasion de faire le traité particulier de la reine Anne avec Louis XIV; ce traité amena la paix d'Utrecht; cette paix d'Utrecht affermit Philippe V sur le trône d'Espagne. Philippe V prit Naples et la Sicile sur la maison d'Autriche; le prince espagnol qui est aujourd'hui roi de Naples, doit évidemment son royaume à miladi Masham; et il ne l'aurait pas eu, il ne serait peutêtre même pas né, si la duchesse de Marlborough avait été plus complaisante envers la reine d'Angleterre; son existence à Naples dépendait d'une sottise de plus ou de moins à la cour de Londres. Examinez les situations de tous les peuples de l'univers; elles sont ainsi établies sur une suite de faits qui paraissent ne tenir à rien, et qui tiennent à tout. Tout est rouage, poulie, corde, ressort, dans cette immense machine.

Il en est de même dans l'ordre physique. Un vent

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qui souffle du fond de l'Afrique et des mers Australes, amène une partie de l'atmosphère africaine, qui retombe en pluie dans les vallées des Alpes; ces pluies fécondent nos terres; notre vent du nord à son tour envoie nos vapeurs chez les Nègres; nous fesons du bien à la Guinée, et la Guinée nous en fait. La chaîne s'étend d'un bout de l'univers à l'autre.

Mais il me semble qu'on abuse étrangement de la vérité de ce principe. On en conclut qu'il n'y a si petit atome dont le mouvement n'ait influé dans l'arrangement actuel du monde entier; qu'il n'y a si petit accident, soit parmi les hommes, soit parmi les animaux, qui ne soit un chaînon essentiel de la grande chaîne du destin. Entendons-nous : tout effet a évidemment sa cause, à ‚ à remonter de cause en cause dans l'abîme de l'éternité; mais toute cause n'a pas son effet, à descendre jusqu'à la fin des siècles. Tous les évènements sont produits les uns par les autres, je l'avoue; si le passé est accouché du présent, le présent accouche du futur; tout a des pères, mais tout n'a pas toujours des enfants. Il en est ici précisément comme d'un arbre généalogique; chaque maison remonte, comme on sait, à Adam; mais dans la famille il y a bien des gens qui sont morts sans laisser de postérité.

Il y a un arbre généalogique des évènements de ce monde. Il est incontestable que les habitants des Gaules et de l'Espagne descendent de Gomer, et les Russes de Magog, son frère cadet: on trouve cette généalogie dans tant de gros livres! Sur ce pied-là, on ne peut nier que le grand turc, qui descend aussi de Magog, ne lui ait l'obligation d'avoir été bien battu, en 1769, par l'impératrice de Russie Catherine II. Cette aventure tient évidemment à d'autres grandes aventures; mais que Magog ait craché à droite ou à gauche auprès du mont Caucase, et qu'il ait fait deux ronds dans un puits ou trois; qu'il ait dormi sur le côté gauche ou sur le côté droit;

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