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morenci, le maréchal de Marillac, de Thou, CinqMars, et tant d'autres, ont mieux aimé être traînés au dernier supplice dans une charrette, comme des voleurs de grand chemin, que de se tuer comme Caton et Brutus, ce n'est pas qu'ils n'eussent autant de courage que ces Romains, et qu'ils n'eussent autant de ce qu'on appelle honneur. La véritable raison, c'est que la mode n'était pas alors à Paris de se tuer en pareil cas, et cette mode était établie à Rome.

Les femmes de la côte de Malabar se jettent toutes vives sur le bûcher de leurs maris: ont-elles plus de courage que Cornélie? non; mais la coutume est dans ce pays-là que les femmes se brûlent.

Coutume, opinion, reines de notre sort,

Vous réglez des mortels et la vie et la mort.

Au Japon, la coutume est que quand un homme d'honneur a été outragé par un homme d'houneur, il s'ouvre le ventre en présence de son ennemi, et lui dit: Fais-en autant si tu as du coeur. L'agresseur est déshonoré à jamais s'il ne se plonge pas incontinent un grand couteau dans le ventre.

La seule religion dans laquelle le suicide soit défendu par une loi claire et positive, est le mahométisme. Il est dit dans le sura IV: « Ne vous tuez pas vous-même, car >> Dieu est miséricordieux envers vous; et quiconque se » tue par malice et par méchanceté, sera certainement » rôti au feu d'enfer. »

Nous traduisons mot à mot. Le texte semble n'avoir pas le sens commun; ce qui n'est pas rare dans les textes. Que veut dire, ne vous tuez point vous-même, car Dieuest miséricordieux? Peut-être faut-il entendre, ne succombez pas à vos malheurs, que Dieu peut adoucir; ne soyez pas assez fou pour vous donner la mort aujour d'hui, pouvant être heureux demain.

Et quiconque se tue par malice et par méchanceté; cela est plus difficile à expliquer. Il n'est peut-être ja

mais arrivé dans l'antiquité qu'à la Phèdre d'Euripide de se pendre exprès, pour faire accroire à Thésée qu'Hyppolite l'avait violée. De nos jours un homme s'est tiré un coup de pistolet dans la tête, ayant tout arrangé pour faire jeter le soupçon sur un autre.

Dans la comédie de George Dandin, la coquine de femme qu'il a épousée le menace de se tuer pour le faire pendre. Ces cas sont rares; si Mahomet les a prévus, on peut dire qu'il voyait de loin.

Le fameux Duverger de Haurane, abbé de SaintCyran, regardé comme le fondateur de Port Royal, écrivit vers l'an 1608 un traité sur le suicide (1), qui est devenu un des livres les plus rares de l'Europe.

« Le Décalogue, dit-il, ordonne de ne point tuer. >> L'homicide de soi-même ne semble pas moins counpris dans ce précepte que le meurtre du prochain. Or, » s'il est des cas où il est permis de tuer son prochain, » il est aussi des cas où il est permis de se tucr soi

>> même.

>> On ne doit attenter sur sa vie qu'après avoir con» sulté la raison. L'autorité publique, qui tient la place » de Dieu, peut disposer de notre vie. La raison de » l'homme peut aussi tenir lieu de la raison de Dieu, >> c'est un rayon de la lumière éternelle. »

Saint-Cyran étend beaucoup cet argument, qu'on peut prendre pour un pur sophisine. Mais quand il vient à l'explication et aux détails, il est plus difficile de lui répondre. « On peut, dit-il, se tuer pour le bien de son » prince, pour celui de sa patrie, pour celui de ses pa

>> rents. >>>

Nous ne voyons pas en effet qu'on puisse condamner les Codrus et les Curtius. Il n'y a point de souverain qui osat punir la famille d'un homme qui se serait dé

(1) Il fut imprimé in-12, à Paris, chez Toussaints du Brai, en 1609, avec privilége du roi: il doit être dans la bibliothè que de sa Majesté.

voué pour lui; que dis-je? il n'en est point qui osât ne la pas récompenser. Saint Thomas, avant Saint-Cyran, avait dit la même chose. Mais on n'a besoin ni de Thomas, ni de Bonaventure, ni de Duverger de Haurane, pour savoir qu'un homme qui meurt pour sa patrie est digne de nos élogcs.

L'abbé de Saint-Cyran conclut qu'il est permis de faire pour soi-même ce qu'il est beau de faire pour un autre. On sait assez tout ce qui est allégué dans Plutarque, dans Sénèque, dans Montaigne, et dans cent autres philosophes en faveur du suicide. C'est un licu commun épuisé. Je ne prétends point ici faire l'apologie d'une action que les lois condamnent; mais ni l'ancien Testament ni le nouveau n'ont jamais défendu à l'homme de sortir de la vie quand il ne peut plus la supporter. Aucune loi romaine n'a condamné le meurtre de soimême. Au contraire, voici la loi de l'empereur MarcAntonin, qui ne fut jamais révoquée:

« (1) Si votre père ou votre frère, n'étant prévenu d'au>> cun crime, se tue, ou pour se soustraire aux douleurs, » ou par ennui de la vie, ou par désespoir, ou par dé» mence, que son testament soit valable, ou que ses » héritiers succèdent par intestat. »

Malgré cette loi humaine de nos maitres, nous traînons encore sur la claie, nous traversons d'un picu le cadavre d'un homine qui est mort volontairement, nous rendons sa mémoire infàme autant qu'on le peut. Nous déshonorons sa famille autant qu'il est en nous. Nous punissons le fils d'avoir perdu son père, et la veuve d'être privée de son mari. On confisque même le bien du mort; ce qui est en effet ravir le patrimoine des vivants auxquels il appartient. Cette coutume, comine plusieurs autres, est dérivée de notre droit canon, qui prive de la sépulture ceux qui meurent d'une mort vo

(1) Premier Cod. De bonis eorum qui sibi mørtem, Leg. III. J

ead.

lontaire. On conclut de là qu'on ne peut hériter d'un homme qui est censé n'avoir point d'héritage au ciel. Le droit canon, au titre de pænitentiá, assure que Judas commit un plus grand péché en s'étranglant qu'en yendant notre Seigneur Jésus-Christ (1).

VIRGILE dit:

CAUSES FINALES.

SECTION PREMIÈRE.

Mens agitat molem et magno se corpore miscet. L'esprit régit le monde; il s'y mêle, il l'anime. Virgile a bien dit: et Benoît Spinosa (2), qui n'a pas la clarté de Virgile, et qui ne le vaut pas, est forcé de reconnaître une intelligence qui préside à tout. S'il me l'avait niée, je lui aurais dit: Benoît, tu es fou; tu as une intelligence, et tu la nies, et à qui la nies-tu?

Il vient en 1770 un homme très supérieur à Spinosa à quelques égards, aussi éloquent que le juif hollandais est sec; moins méthodique, mais cent fois plus clair; peut-être aussi géomètre sans affecter la marche ridicule de la géométrie dans un sujet métaphysique et moral: c'est l'auteur du Système de la nature: il a pris le nom de Mirabaud, secrétaire de l'Académie Française. Hélas! notre bon Mirabaud n'était pas capable d'écrire une page du livre de notre redoutable adversaire. Vous tous qui voulez vous servir de votre raison et vous instruire, lisez cet éloquent et dangereux passage du Système de la nature, IIe part. chapitre V, pages 153

et suivantes:

(1) Voyez l'article SUICIDE.

(2) Ou plutôt Baruch; car il s'appelait Baruch, comme on le dit ailleurs. Il signait B. Spinosa. Quelques chrétiens fort mal instruits, et qui ne savaient pas que Spinos a avait quitté le judaïsme sans embrasser le christianisme, prirent ce B pour la première lettre de Benedictus, Benoît.

« On prétend que les animaux nous fournissent une » preuve convaincante d'une cause puissante de leur >> existence; on nous dit que l'accord admirable de leurs » parties, que l'on voit se prêter des secours mutuels, >> afin de remplir leurs fonctions et de maintenir leur » ensemble, nous annoncent un ouvrier qui réunit la » puissance à la sagesse. Nous ne pouvons douter de la >> puissance de la nature; elle produit tous les animaux » à l'aide des combinaisons de la matière, qui est dans >> unc action continuelle; l'accord des parties de ces >> mêmes animaux est une suite des lois nécessaires de » leur nature et de leur combinaison; dès que cet accord >> ccsse, l'animal se détruit nécessairement. Que devien » nent alors la sagesse, l'intelligence (1) ou la bonté de » la cause prétendue à qui l'on fesait honneur d'un ac>> cord si vanté? Ces animaux si merveilleux, que l'on >> dit être les ouvrages d'un Dieu immuable, ne s'altè>> rent-ils point sans cesse, et ne finissent-ils »jours par se détruire? Où est la sagesse, la bonté, la » prévoyance, l'immutabilité (2) d'un ouvrier qui ne >> paraît occupé qu'à déranger et briser les ressorts des >> machines qu'on nous annonce comme les chefs-d'œu>>vres de sa puissance et de son habileté? Si ce Dieu ne » peut faire autrement (3), il n'est ui libre ni tout-puis»sant. S'il change de volonté, il n'est point immuable. >> S'il permet que des machines qu'il a rendues sensibles » éprouvent de la douleur, il manque de bonté (4). S'il » n'a pu rendre ses ouvrages plus solides, c'est qu'il a >> manqué d'habileté. En voyant que les animaux, ainsi » que tous les autres ouvrages de la Divinité, se détrui

pas tou

(1) Y a-t-il moins d'intelligence parce que les générations se succèdent?

(2) Il y a immutabilité de dessein quand vous voyez immu tabilité d'effets. Voyez Dieu.

(3) Être libre, c'est faire sa volonté. S'il l'opère, il est

bre.

(4) Voyez la réponse dans les articles Aruis et Diru.

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